Il y a cinquante ans, le 30 avril 1975, Saïgon tombait aux mains des communistes du Nord-Vietnam. Un demi-siècle plus tard, c’est déjà de l’histoire ancienne. Mais on peut aussi y voir l’apparition dans le paysage de paramètres toujours effectifs. Il convient néanmoins de commencer par constater que l’événement n’a pas eu la portée qu’on a pu lui attribuer sur le moment — à savoir une victoire du socialisme léninisto-stalinien sur le capitalisme libéral. L’Union soviétique s’est trouvée peu après, en prélude à son implosion et sa dislocation en 1991, entraînée en Afghanistan dans une guerre (1979-1989) analogue à celle où les États-Unis s’étaient embourbés au Vietnam. L’échec américain a plutôt marqué l’émergence des nationalismes dont les durcissements et affrontements font ces temps-ci une bonne part de l’actualité.
Désamours communistes
Car de même que la Chine, le Vietnam est aujourd’hui un État totalitaire (parti unique), policier et patriotique, mais ouvert à une économie de marché qui procure assez de travail et de croissance pour étouffer toute contestation politique. Le bloc théoriquement marxiste s’est en fait fissuré dès 1960, lorsque Mao Zedong et Khrouchtchev ont rompu. Les Vietnamiens ont d’ailleurs toujours craint les Chinois (de même que ceux-ci n’aiment guère les Japonais et qu’entre ces deux empires d’Extrême-Orient, la Corée n’a jamais réussi à s’unir durablement).
Ce qui confirme la désunion du communisme est la prise du pouvoir par les Khmers Rouges au Cambodge voisin, treize jours avant la chute de Saïgon : les troupes qui, début 1979, mettent fin à cette dictature génocidaire (1,7 million de morts) sont en effet celles du Vietnam non moins férocement marxiste — ce qui provoque des représailles militaires de la part de la Chine, adepte de la même idéologie. Et avant la fin de 1975, le Laos, troisième pays de feu l’Indochine française, tombe lui aussi complètement sous la coupe d’un autre parti communiste (local).
"Combats douteux"
Une première leçon à tirer est donc que le marxisme a atteint là le zénith de son aura de lieu théorique de ralliement, pour n’importe quelles aspirations et revendications d’indépendance un peu partout dans le monde. Ensuite, le mythe du "salut dans la Révolution" où le peuple prend les armes pour renverser les tyrans, s’est inexorablement dévalué. Que c’était là une méprise, voire une tromperie, a commencé à se faire jour peu avant, en décembre 1973, lorsqu’est paru (en France chez YMCA Press) L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, les répressions de Budapest en 1956 et Prague en 1968 n’ayant pas suffi. Les dissidents d’Europe de l’Est enfonceront le clou. La "libération" de Saïgon n’aura donc été qu’un chant du cygne.
Un deuxième enseignement est que c’était — pour reprendre le titre d’un roman de John Steinbeck (1936) sur une lutte tragique pour la justice sociale – "un combat douteux". Il n’y avait pas de "bons" bravant des "méchants". Des deux côtés, les accords de 1954 (au départ des Français) ont été violés, et bien des atrocités ont été commises. Le Nord communiste était l’agresseur. Le Sud pro-occidental, sur la défensive, était corrompu et loin d’être une démocratie exemplaire. Son président (Ngo Dinh Diem) était catholique, mais guère un "artisan de paix" : il persécutait (entre autres) le bouddhisme majoritaire, au point qu’un bonze s’est publiquement immolé par le feu en juin 1963. Les images ont fait le tour du monde.
Du napalm aux boat people
Diem discrédité a été assassiné cinq mois plus tard (et vingt jours avant John Kennedy) dans un putsch (appuyé par les Américains !) de généraux qui ne se sont pas avérés meilleurs. Le gouvernement de Lyndon Johnson, successeur de Kennedy, est devenu coupable aux yeux de l’opinion internationale — et aussi à domicile — en accentuant la pression militaire directe sur le Nord, visant à le faire renoncer à la guérilla qu’il menait dans le Sud afin de l’annexer, en s’infiltrant par le Laos et le Cambodge déstabilisés. L’envoi de troupes (jusqu’à plus de 500.000 hommes), les bombardements massifs, le napalm, les défoliants (l’"agent orange"), des "bavures" (massacres de civils) : tout cela (et en vain !) a transformé le camp communiste en victime non seulement héroïque dans sa résilience, mais encore innocente.
En comparaison et par symétrie, les boat people — près d’un million de Sud-Vietnamiens qui, à partir de 1975, ont fui dans des rafiots de fortune — ont à leur tour suscité quelque émotion et solidarité, mais sans qu’on s’inquiète trop des raisons qu’ils avaient de préférer l’exode au communisme. C’est en tout cas à l’occasion de cette guerre au Vietnam qu’est apparue la compassion, parfois assortie de dénonciations de « crimes de guerre », pour les victimes collatérales d’opérations militaires, comme aujourd’hui à Gaza (et, avec moins de virulence dans l’indignation, en Ukraine, au Yémen, au Soudan, en Syrie, dans le Caucase…).
Les mutations de la guerre
Il y a là une troisième retombée à noter. Une quatrième est que les guerres ne se résument plus à des campagnes menant à des batailles rangées. Les Américains n’ont pas réussi à créer au Vietnam un front permettant soit un face-à-face décisif, soit une stabilisation négociée, avec division du pays entre Nord et Sud, comme en Corée en 1953. Une cinquième conséquence a donc été la fin des mobilisations générales, qui ont été inaugurées en France en 1792 pour sauver « la patrie en danger » et ont culminé avec les deux conflits mondiaux du XXe siècle (bien que ce modèle survive dans la résistance ukrainienne). L’« appel au contingent » a été mal vécu aux États-Unis. Le progrès des armements a ruiné l’idée qu’il suffisait d’aligner plus de soldats que l’ennemi n’arrivait en tuer, et la guerre est redevenue un métier.
Une sixième conclusion à enregistrer est néanmoins que la supériorité technologique n’est pas la panacée : les Américains s’en sont aperçus au Vietnam. La propagande et l’inévitable médiatisation jouent un rôle capital. Le contrôle de l’information (dont les images) doit, de même que le renseignement, être confié à des spécialistes, car les combats se livrent aussi à ces niveaux-là, pour se justifier avant et peut-être surtout après les passes d’armes sur le terrain.
De Gaulle et Paul VI avaient vu juste
Les États-Unis se sont sans doute rappelés tout cela pour une nouvelle intervention militaire d’envergure quinze ans plus tard, lors de la Guerre du Golfe en 1990-1991 : ce fut avec toute une coalition et l’accord de l’ONU. Mais, en réplique aux attentats islamistes du 11 septembre 2001, les invasions de l’Afghanistan sitôt après et de l’Irak en 2003 ont été, après des succès initiaux, des échecs : d’un côté, les Talibans sont revenus en 2021 et les derniers Américains ont été évacués par hélicoptère du toit de leur ambassade, comme à Saïgon en 1975 ; de l’autre, Daech a remplacé Al-Qaïda, et le nouvel Irak s’est rapproché de l’Iran anti-libéral.
Deux hommes au moins avaient bien vu comment finirait la guerre au Vietnam, et ils l’ont dit. Dans un discours à Phnom Penh (Cambodge) en septembre 1966, Charles de Gaulle a prévenu les Américains qu’ils reniaient leurs propres valeurs en recourant à la violence pour les imposer. Et à la veille de Noël 1967, Paul VI a éconduit Lyndon Johnson venu au Vatican réclamer son soutien moral contre le communisme. D’après ce qu’on sait de l’entretien, qui a été tendu, le pape a été aussi réaliste qu’idéaliste : il a soutenu que ce n’est pas par les armes que l’on bâtit la « civilisation de l’amour », et qu’une guerre offensive qui doit toujours s’intensifier finit par s’inverser en guerre défensive et en défaite. C’est la septième leçon de la chute de Saïgon. La parole de Paul VI était prophétique et elle n’est pas périmée.