Sous la barrette rouge des 133 cardinaux appelés à entrer en conclave le 7 mai prochain, une idée vertigineuse s’est imposée peu à peu ces derniers jours : l’un d’eux sera le futur pape. Pendant cette période de Sede vacante, les cardinaux, réunis au Vatican pour les congrégations générales, ont pu réfléchir au choix inéluctable qui les attend. Plusieurs d’entre eux ont confié à I.MEDIA la manière dont ils se préparent à ce moment historique.PAPE LÉON XIV
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"Nous sommes désarmés", confie le cardinal Francesco Montenegro, archevêque émérite d’Agrigente, avant de franchir le portail du Saint-Office. Comme beaucoup, ce Sicilien de 78 ans témoigne de la difficulté de la tâche qui l'attend. Plus de huit électeurs sur dix n’ont jamais participé à un conclave. Et le pape François a peu sollicité le collège cardinalice durant son pontificat, même si certains membres ont pu nouer des liens à l’occasion de synodes organisés à Rome. Beaucoup reconnaissent se connaître encore mal, un sentiment renforcé par la dispersion géographique inédite du collège (70 pays).
En préparation au scrutin, qui s’ouvre ce mercredi 7 mai, les "hommes en rouge" se retrouvent chaque matin — et parfois l’après-midi — dans l’amphithéâtre de la salle Paul VI pour participer aux congrégations générales. Ces assemblées à huis clos permettent de faire l'inventaire du pontificat de François, d’exposer les défis qui attendent l’Église, et surtout de découvrir les autres cardinaux. Contrairement au conclave, les cardinaux non électeurs — âgés de plus de 80 ans — peuvent également y assister et s’exprimer. Si l’ambiance est feutrée, elle peut parfois être animée, comme lors d’une intervention du cardinal Joseph Zen, évêque émérite de Hong Kong de 93 ans et critique acerbe de certains axes du pontificat de François. Le cardinal Joseph Coutts, archevêque émérite de Karachi, ironisait lundi : "Les disputes n’ont pas encore commencé".
Ces derniers jours, les 133 électeurs ont dû accueillir, assimiler et digérer plus de 250 interventions de leurs pairs, chacune d'entre elles devant durer 5 minutes. "Nous essayons d’avoir une vision de toute l’Église", explique le cardinal Anders Arborelius, 75 ans, évêque de Stockholm, qui avoue cependant ressentir une certaine fatigue face à cette intensité. Si chacun peut prendre la parole, toutes les interventions ne reçoivent pas la même attention, confie un cardinal européen expérimenté. C’est pourtant à ce moment-là que les papabili sont souvent identifiés : "En 2013, quand Bergoglio s’est levé et a parlé, on a tendu l’oreille", se souvient-il.
Le cardinal François Bustillo, évêque d’Ajaccio, explique écouter attentivement, puis échanger à la pause avec ceux qui l’ont interpellé. Ces moments informels sont pour lui essentiels pour nouer des liens avec des cardinaux qu’il ne connaissait pas quelques semaines plus tôt. Mais le format des congrégations en déconcerte certains. "C’est l’ancien monde", glisse un cardinal européen, habitué aux récents synodes plus participatifs. "Les interventions s’enchaînent sans ordre du jour. Elles sont censées durer cinq minutes, mais certains parlent un quart d’heure", ajoute-t-il, avouant avoir parfois éprouvé un certain malaise.
Le conclave, une aventure spirituelle
Pour ce même cardinal, les congrégations générales ont pu aussi manquer de souffle spirituel. "Les prières d’ouverture ou de clôture sont expédiées. On n’a même pas le temps de se lever que le signe de croix est déjà fait", déplore-t-il. Certains cherchent donc le calme ailleurs. Un cardinal africain a choisi de résider dans la maison généralice de son ordre religieux, en périphérie de Rome, pour se préparer dans la prière et la lecture des Évangiles. "Je veux vivre cette période le plus saintement possible, pour être vraiment à l’écoute de l’Esprit saint."
Un cardinal asiatique partage cette vision : "Le conclave est une liturgie", affirme-t-il, comparant sa préparation spirituelle à celle d’une homélie. "On pense tout maîtriser, mais parfois, c’est une virgule ajoutée à la dernière minute, qui touche un cœur." Le cardinal Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger, évoque un "vrai temps de discernement spirituel". "On doit découvrir celui que le Seigneur a déjà choisi", explique-t-il. Lors d’une messe à la basilique Saint-Pierre, le cardinal Baldassare Reina, vicaire du diocèse de Rome, invite ses confrères à une disposition radicale : "Il faut entrer dans le rêve de Dieu confié à nos pauvres mains."
Mener son enquête
En prêtant serment, chaque cardinal s’engage à garder le secret sur les échanges des congrégations. Certains respectent scrupuleusement cet engagement, fuyant les journalistes. D’autres laissent filtrer quelques mots, voire accordent des entretiens en privé. Un cardinal africain, très discret médiatiquement, insiste sur l’importance de se couper du monde. "Ce n’est pas de l’indifférence. Nous portons le monde dans notre prière, mais il faut rester vigilants face aux tentatives d’influence."
Certains cardinaux reçoivent à l’entrée du Vatican des livrets détaillés sur les profils des papabili, incluant affinités idéologiques et prises de position. "Il y a de l’argent derrière ça", glisse un cardinal en montrant l’un de ces documents. D’autres tentatives d’influence passent par des lettres de fidèles transmises à l’intérieur de la salle Paul VI, abordant des sujets comme les abus ou la synodalité. Le cardinal Blase Cupich, archevêque de Chicago, a rencontré discrètement dans un restaurant du centre de Rome Juan Carlos Cruz, victime chilienne devenue l’un des visages de la lutte contre les abus dans l’Église.
Le cardinal Bustillo affirme ne pas s'intéresser aux pressions de l'extérieur. "Je me laisse porter par le programme des congrégations", confie-t-il, expliquant ne pas ressentir le besoin d’enquêter minutieusement sur tous les candidats. D’autres, au contraire, cherchent des informations dans la presse, sur Internet, ou auprès de personnes de confiance - dont parfois des journalistes. Un cardinal estime par ailleurs qu'il existe un fossé entre ce qu'il lit dans les médias et entre ce qui se vit à l'intérieur. "Je ne ressens pas de campagne politique", assure-t-il.
Quel profil pour le prochain pape ?
Le pontificat singulier de François a pesé sur ce pré-conclave. Le cardinal Albert Malcolm Ranjith, archevêque de Colombo, confiait ce dimanche espérer élire un pontife "digne et capable d’être, en un sens, proche de ce grand pape". Un "consensus pour la continuité" semble émerger au sein du Sacré Collège, affirme le Salvadorien Gregorio Rosa Chavez, mais aussi de nombreux autres cardinaux interrogés. Tous conviennent que le prochain pape, comme François, devra avoir un "style pastoral".
Avec François, le collège cardinalice est devenu le reflet d’une Église qui s’est déplacée vers le Sud. "C’est un fait, pas une idée", affirme un cardinal germanophone. Le cardinal Jean-Claude Hollerich, archevêque de Luxembourg, envisage tout à fait la possibilité d'un pape venu d’Asie ou d’Afrique. "Il faut un pape des Églises jeunes", dit-il, même s’il rappelle que "l’important, c’est de trouver le meilleur." Un cardinal électeur africain souligne cependant que l’Europe ne doit pas être écartée. "L’Europe est mère des autres Églises", affirme-t-il. Le cardinal Bustillo, lui, appelle à l’équilibre : "Il nous faut les deux : l’enthousiasme des jeunes Églises et l’expérience de l’Europe. Je ne voterai pas pour un passeport, une culture ou une couleur de peau."
La maîtrise de l’italien fait débat. Pour certains, c’est essentiel pour être évêque de Rome. D’autres estiment qu’un pape peut perfectionner sa maîtrise de la langue après son élection. "C'est vrai qu'on aimerait bien un pape qui maîtrise deux ou trois langues", confie un des 133 cardinaux électeurs. En revanche, l’âge semble faire consensus : "En conclave, si on a en dessous de 60 ans ou au-dessus de 80, on est tranquille", plaisante le cardinal Bustillo, 56 ans. "Pas trop jeune, pas trop vieux", confirme le cardinal Hollerich. Un cardinal africain note que si le benjamin du collège, le cardinal Mykola Bychok, 45 ans, était élu, il pourrait rester pape plus de 40 ans ! Certains, comme le cardinal Raphaël Sako, affirment déjà avoir un nom en tête. Mais pour d’autres, le choix reste à faire. Un cardinal africain conclut : "Je pense décider dans la chapelle Sixtine, après une dernière prière. En attendant, je laisse toutes les portes ouvertes, car je ne veux pas rater le bon."