PAPE LÉON XIV
Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter quotidienne.
Tout le monde sait qu’il y a de la morale économique dans l’enseignement de Jésus. Mais les exégètes et les historiens ne se sont guère demandé de quoi vivaient Jésus et ses disciples, ou comment les premières générations chrétiennes se situaient sur le terrain économique. Quand parfois on se posait ces questions, on ne prenait pas vraiment au sérieux les éléments concrets que nous livrent le Nouveau Testament et les premiers Pères de l’Église.
Les lieux communs sur Jésus et l’argent
Ainsi, la grande majorité des spécialistes a longtemps pensé que Jésus et ses disciples ne pouvaient pas disposer d’importantes sommes d’argent ou que la mise à disposition des biens de la communauté de Jérusalem était une exagération apologétique. Ces lieux communs, très éloignés de ce que les sources nous apprennent, peuvent probablement s’expliquer, chez ces spécialistes, par une faible appétence pour les problèmes économiques concrets autant que par une orientation idéologique très majoritairement libérale et conservatrice, souvent hostile aux pratiques économiques prenant leurs distances avec la propriété privée.
Les exégètes ont en général considéré que Jésus et ses disciples ne possédaient pas d’argent, car Jésus interdit à ses disciples de posséder de l’argent lorsqu’il les envoie en mission. En radicalisant jusqu’à la caricature le positionnement de Jésus vis-à-vis de l’argent, ils ont pourtant eu tendance à affaiblir la portée de son discours : après tout, Jésus ne s’occupait donc pas d’argent. Pourtant, Jésus et ses disciples disposaient parfois d’importantes sommes d’argent : ce qu’ils refusaient, c’était, pour Jésus et ses plus proches disciples, la propriété privée et surtout les logiques d’accumulation et d’enrichissement personnel. Cet argent était possédé en commun et finançait leur prédication et des actes caritatifs.
Un modèle complexe
De même, la vision réductrice de la mise à disposition des biens de la communauté de Jérusalem, souvent dépeinte en vente systématique des biens, et considérée par les exégètes tantôt comme une invention apologétique, tantôt comme une réalité éphémère liée à l’exaltation des premiers temps, ne rend pas justice à la complexité du modèle décrit par l’auteur des Actes. Cette organisation communautaire, qui donnait la priorité au fait de nourrir les pauvres, remettait en question la propriété privée sans pour autant passer par une expropriation systématique. De cette pratique, du reste, nous trouvons des traces jusqu’au début du IIIe siècle.
En étudiant précisément les modèles économiques mis en œuvre dans les premières générations chrétiennes, on comprend mieux leur morale économique, que l’on croyait si bien connaître : cela remet en valeur aussi bien l’exigence remarquable de leurs structures de solidarité que la subtilité et l’originalité de leur fonctionnement. Je remets en question cette idée, peut-être rassurante pour certains, que le christianisme des premiers temps n’a jamais remis en question la propriété privée et qu’il ne prônait qu’un appel non contraignant à la générosité matérielle. Dans l’incontestable diversité du christianisme des premiers temps, des pratiques de solidarité matérielle à la fois très exigeantes et originales sont omniprésentes. L’application d’une morale individuelle, à travers un mode de vie collectivement organisé, associée à une prédication à visée universelle avait donc pour objectif de transformer la société.
Transformer les rapports sociaux
Certes, les premiers textes chrétiens affichaient sur le plan institutionnel un certain conservatisme, lié à un loyalisme très affirmé à l’égard du pouvoir politique. Cela les éloignait nettement d’une perspective révolutionnaire. Les premiers chrétiens n’ont pas remis en question les structures économiques et sociales qui produisaient richesse et pauvreté. Toutefois, ils prônaient un mode de vie qui avait pour objectif de corriger en profondeur les conséquences néfastes des inégalités de richesse, donc de transformer les rapports sociaux.
Les premiers chrétiens n’étaient pas conservateurs : ils ne croyaient simplement pas dans l’efficacité de la contrainte institutionnelle et pensaient que la seule force de la foi pouvait suffire à changer les comportements. Même si leurs pratiques caritatives ambitieuses étaient institutionnalisées autour d’une hiérarchie ecclésiastique et d’un fonds commun, elles fonctionnaient sans véritable structure contraignante (hormis dans le cas de malversations) et s’appuyaient, en bref, sur la force du message eschatologique. Certes, la variété des comportements individuels documentés dans les sources (y compris les cas d’abus économiques) de même que, malgré un progrès non négligeable des pratiques caritatives dans l’Antiquité tardive, l’absence de changement en profondeur de la société romaine même une fois le christianisme majoritaire, montrent les écueils nombreux que cet idéal a rencontrés, et ses accents utopiques. Malgré ces difficultés, les premières générations chrétiennes, en matière économique, ne se sont pas limitées à une posture incantatoire, ni à une attente passive : elles ont cherché à changer la société dans laquelle elles vivaient. Une telle vision revenait à donner aux êtres humains une responsabilité immense : celle d’être dignes de leur Créateur.
Pratique