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De Bergoglio à François, itinéraire d’un jésuite argentin

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Hugues Lefèvre - publié le 24/04/25
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"Insaisissable". Derrière les murs de la cité léonine, le mot revenait souvent au sujet de la personnalité du premier pape sud-américain de l’histoire. Jadis, les jésuites de la province d’Argentine ne s’étaient pas trompés en le surnommant "La Joconde" tant l’expression impénétrable de Mona Lisa lui collait parfaitement, rapporte Austen Ivereigh, un de ses biographes. Pour percer une part du "mystère François", ce pape qui a bousculé l’Eglise catholique, il faut remonter le fil du temps et franchir l’Atlantique. C’est là, en Argentine, que Jorge Mario Bergoglio s’est construit humainement, intellectuellement et spirituellement.

Fils de parents italiens émigrés, Jorge Mario est né en 1936 dans le quartier populaire de Flores. Studieux, l’aîné de cinq enfants est plus à l’aise avec les livres qu’il dévore qu’avec un ballon au pied – même s’il suit avec passion l’équipe de football de San Lorenzo. Sa foi grandit surtout au contact de sa grand-mère bien aimée, Rosa Bergoglio. Elle lui transmet aussi la culture italienne. À l’âge de 17 ans, alors que le jeune homme est au lycée professionnel où il suit une formation de chimiste, il fait une expérience qui va changer sa vie. En entrant dans la basilique de Saint José de Buenos Aires, il rencontre Dieu. "Je n’étais plus le même. J’avais senti une voix, un appel. J’étais convaincu qu’il fallait que je sois prêtre", racontera-t-il lors d’une veillée de Pentecôte après son élection. Cet amoureux du tango entre au séminaire diocésain de Buenos Aires. Dès sa deuxième année, il demande à intégrer la Compagnie de Jésus, cet ordre fondé par saint Ignace de Loyola en 1539. En tout, sa formation courra de 1958 à 1971, soit 13 années d’études.

C’est dans le contexte ecclésial difficile de l’après-Concile Vatican II qu’il est ordonné prêtre, en 1969. La crise des ordres religieux atteint alors son paroxysme – un tiers des jésuites quittent la Compagnie dans la décennie qui suit le Concile. En Argentine, ceux qui restent se divisent entre les partisans de la théologie de la libération, acquis aux approches marxistes, et les conservateurs, plus âgés. Bergoglio plaide pour une troisième voie et s’aliène les conservateurs libéraux qui voient en lui un défenseur acharné de la justice sociale. Il déconcerte dans le même temps les adeptes de la théologie de la libération en préférant la théologie du peuple, une théologie qui refuse de se figer en théologie politique, décrypte Jean–François Colosimo dans la Revue des deux mondes. Cette pensée, véritable "matrice" de celui qui deviendra évêque de Rome, considère que le chrétien ne peut annoncer à un peuple l’Évangile s’il n’adopte lui-même la culture de ce peuple comme venant de Dieu. Elle suppose dès lors l’inculturation et peut expliquer la fougue avec laquelle François combattra l’idée selon laquelle la Curie romaine peut décider de tout, sur tout et tout le temps.

Un ultra-conservateur autoritaire ?

En 1973, Jorge Mario est choisi pour être le Provincial de la Compagnie en Argentine, à seulement 36 ans. « Une folie ! », commentera-t-il quarante ans plus tard dans un entretien avec le père Antonio Spadaro. Le nouveau responsable des jésuites argentins promeut la réforme plutôt que la révolution et passe alors pour un ultra-conservateur aux yeux de l’avant-garde intellectuelle jésuite. Il ne souhaite pas rejeter l’héritage de la Compagnie. Au contraire, un peu dans l’esprit du Concile Vatican II, il s’échine à revenir aux sources de la spiritualité ignatienne, faisant du discernement et des Exercices une école de prière. Déjà, il insiste sur une pastorale tournée vers les plus pauvres et ancrée dans la réalité, mais toujours loin des idéologies ou de l’activisme politique.

Si la Compagnie se trouve dans une passe délicate au moment où il en prend les rênes, la situation de son pays est dans un état catastrophique. Traversée par les idéologies marxistes et anti-marxistes, l’Argentine sombre dans une lutte à mort entre péronistes de gauche et de droite. Pour mettre un terme au chaos civil, une dictature militaire s’installe en 1976. Dirigée par le général Videla, la répression – aussi massive que discrète – multiplie les détentions arbitraires, les tortures ou les assassinats. Dans ce contexte, le jeune provincial cherche à protéger son ordre tout en prêtant assistance aux victimes de la répression. Mais après 1983, alors que la dictature est tombée, il est publiquement accusé d’avoir livré deux jésuites marxistes aux militaires. Ces accusations resurgiront lors du conclave de 2005 puis au lendemain de son élection en 2013. Pour disculper définitivement son ancien supérieur, le jésuite Franz Jalics déclarera alors que lui et son compagnon n’ont pas été dénoncés par Bergoglio.

La nuit puis la lumière

Après être arrivé au terme de son mandat de provincial, le père Bergoglio s’apprête à traverser une période de remise en question. Recteur de la faculté de théologie et de philosophie de San Miguel, sa fermeté lui crée des difficultés au sein de la Compagnie de Jésus. Il s’envole pour l’Allemagne en 1986 avec l’objectif de conduire une thèse sur le théologien allemand Romano Guardini. Mais il ne supporte pas ce temps de déracinement et revient quelques mois plus tard en Argentine. Il est alors affecté à Córdoba entre 1990 et 1992 comme simple prêtre et confesseur. Au Père Spadaro, il confiera y avoir vécu "un temps de profondes crises intérieures", réalisant alors que sa "manière autoritaire de prendre les décisions […] a créé des problèmes".

C’est sa nomination en 1992 comme évêque auxiliaire de Buenos Aires qui sort Bergoglio de l’ostracisme. L’archevêque de la capitale argentine, le cardinal Antonio Quarracino, un proche de Jean Paul II, l’apprécie et reconnaît en lui des capacités de discernement et d’action. À 55 ans, le natif de Flores quitte donc la Compagnie de Jésus pour endosser la charge d’évêque. Il quitte l’ordre avec une certaine amertume. D’ailleurs, il n’entretiendra plus avec la Compagnie de relations étroites jusqu’à son élection en 2013. Bras droit d’un cardinal à la personnalité chaleureuse et démonstrative, il se révèle être un évêque aussi discret que disponible. Il reste convaincu que l’Église ne se trompe jamais quand elle est proche des pauvres et multiplie les initiatives en leur faveur. En 1997, Quarracino, malade, fait en sorte que Bergoglio devienne à sa mort son successeur. C’est ainsi qu’en 1998, il devient archevêque de Buenos Aires à seulement 61 ans. Mis sous le feu des projecteurs, il ne désire pour autant pas changer ses habitudes, récupérant les vêtements de son prédécesseur, refusant de loger dans la résidence officielle de l’archevêque ou bien d’avoir un chauffeur. Hanté par le spectre de la mondanité spirituelle, il met en garde son clergé contre la tentation d’utiliser l’Eglise à des fins personnelles.

Cardinal Bergoglio.

En 2001, alors qu’il vient d’être élevé au rang de cardinal par Jean Paul II, son pays s’enfonce dans une grave crise économique. Le taux de chômage frôle les 50% et la misère s’installe. Le nouveau cardinal mobilise les 186 paroisses de la ville et les 800 prêtres de son archidiocèse pour faire de l’Église un hôpital de campagne. Il garde une grande liberté de ton et n’hésite pas à tancer le pouvoir politique, quitte à se faire de sérieuses inimitiés. Le président Néstor Kirchner puis son épouse Cristina, verront en lui un farouche opposant politique, notamment sur le plan sociétal. En octobre 2001, les évêques du monde entier commencent à entendre parler de lui lorsqu’il endosse avec brio le rôle de rapporteur général adjoint de la Xe assemblée générale ordinaire du synode des évêques, consacrée au ministère épiscopal. La tâche lui a été confiée au dernier moment pour remplacer le cardinal Edward Michael Egan, archevêque de New York, contraint de rester dans son pays meurtri par les attaques du 11 septembre.

Le faux outsider argentin

En 2005, le cardinal Bergoglio se rend à Rome pour le conclave qui doit élire le successeur du pontife polonais. Les quelques jours précédant l’élection sont pour lui l’occasion d’être fidèle à son tempérament d’ascète : il ne participe à aucune soirée et réduit les rencontres au strict minimum. Durant le conclave, son nom résonne à de nombreuses reprises sous le plafond de la chapelle Sixtine. Un groupe de cardinaux voient en lui une alternative plausible au cardinal Ratzinger. Mais bouleversé à l’idée d’être utilisé par un clan et ne supportant pas l’esprit de division au sein de l’Église, l’Argentin fait comprendre à ses frères cardinaux son sentiment, raconte Austen Evereigh. Et Joseph Ratzinger est élu pape devant Bergoglio. De retour en Argentine, il est élu président de la conférence épiscopale de son pays – poste qu’il avait refusé trois ans plus tôt. En 2007, celui qui considère désormais l'Église sud-américaine comme une source pour l’Église universelle est un des grands acteurs de la Conférence du Célam à Aparecida, où sont réunis 200 évêques du continent. On retrouve dans le document final tout le logiciel que Bergoglio s’emploiera à mettre en œuvre dans l’Église universelle une fois devenu pape.

Apaprecida met en effet l’accent sur l’importance de la religiosité populaire, le décentrement de l’Église vers les périphéries existentielles et la conversion pastorale de chacun des membres du peuple de Dieu. L’archevêque de Buenos Aires y dirige la commission de rédaction du document final et se félicite du modèle collégial qui a permis l’élaboration du texte. À la veille du conclave de 2013, le nom de Bergoglio n’apparaît pas – ou peu – parmi les grands favoris que les vaticanistes surnomment papabile. Les cardinaux, eux, se souviennent qu’il avait remporté de nombreux suffrages en 2005. Plus encore, ils considèrent que Bergoglio, après la conférence d’Aparecida, est devenu le chef de file d’une Église d’Amérique latine qui représente près de 40% des catholiques de la planète.

Six jours avant son élection à la chaire de Pierre, le cardinal Bergoglio prend la parole lors des congrégations générales qui précèdent le conclave. Benoît XVI a renoncé un mois plus tôt – l’Argentin avait immédiatement salué ce choix qui démontrait que le pontife allemand était "une personne de grande foi et de grand cœur". Devant ses frères, il livre en trois minutes ce qui deviendra le cœur de son programme. "Au sujet du prochain pape, il faut un homme qui, à partir de la contemplation et de l’adoration de Jésus Christ, aide l’Église à sortir d’elle-même pour aller vers la périphérie existentielle de l’humanité", explique-t-il. "Si vous dites le fond de votre pensée aux congrégations générales, vous avez toutes les chances d’être élu pape", lui avait glissé Elisabetta Piqué, une vaticaniste proche de Bergoglio qu’elle et son époux avaient invité à diner à la veille du Conclave. En entendant cela, rapporte Gerard O’Connell, le compagnon d’Elisabetta Piqué, dans son ouvrage L’élection du pape François (Artège, 2020), le futur pape avait ri de bon cœur, écartant "complètement" cette possibilité.

[EN IMAGES] Jorge Bergoglio avant de devenir François

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