"Nous nous souviendrons longtemps, quant à nous, des derniers actes du pape François, lorsqu’en ce dimanche de Pâques, bravant les contraintes de son infirmité, il s’était avancé pour donner une ultime bénédiction urbi et orbi, le corps douloureux mais l’âme missionnaire, les gestes à l’étroit mais le cœur grand ouvert." Les mots prononcés par le cardinal Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, dans son homélie lors de la messe d'action de grâce, ont résonné avec force ce 24 avril au soir à Saint-Louis-des-Français, à Rome. Après la mort du pape François ce lundi 21 avril au matin et alors qu'il doit être enterré ce samedi, l'homélie de Mgr Aveline a apaisé le cœur des fidèles réunis. Voici le texte en intégralité :
"En ce temps-là, les disciples qui rentraient d’Emmaüs racontaient aux onze Apôtres et à leurs compagnons ce qui s’était passé sur la route, et comment le Seigneur s’était fait reconnaître par eux à la fraction du pain. Comme ils en parlaient encore, lui-même fut présent au milieu d’eux et leur dit : “La paix soit avec vous”."
Tout au long de cette semaine d’octave pascale, la liturgie nous aide à entrer dans l’immensité inouïe du mystère de la résurrection du Seigneur. Dans le dernier chapitre de son Évangile, saint Luc s’étend longuement sur les événements du jour de Pâques – ce jour le plus long – depuis l’aube où les femmes se rendent au tombeau, jusqu’après la tombée de la nuit, lorsque les disciples sont de nouveau réunis et que le Seigneur vient à eux. Au centre de ce long récit se trouve l’épisode des pèlerins d’Emmaüs, puis, juste après, le texte que l’on vient d’entendre. Sur la route, Jésus leur avait expliqué la Parole ; à l’auberge, il avait rompu pour eux le Pain ; maintenant, il leur donne la Paix. La Parole, le Pain, la Paix : trois mots pour exprimer sa Présence, une présence bien réelle, en chair et en os, ni fantomatique, ni psychédélique : « Touchez-moi, regardez : un esprit n’a pas de chair ni d’os comme vous constatez que j’en ai. » Et pour bien leur montrer qu’il continue et continuera toujours à partager leur vie, à travailler avec eux dans le champ infini de la mission qu’il leur confie, Jésus mange devant eux un poisson grillé et rafraîchit leur mémoire afin qu’ils se souviennent de ce qu’il leur avait dit et que désormais, ils en soient les témoins : « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait, qu’il ressusciterait d’entre les morts le troisième jour, et que la conversion serait proclamée en son nom, pour le pardon des péchés, à toutes les nations, en commençant par Jérusalem. À vous d’en être les témoins. »
Depuis quelques jours cependant, frères et sœurs, une certaine tristesse se mêle à cette joie pascale, car depuis l’aube de ce lundi de Pâques, nous sommes tous un peu orphelins. Le pape François avait une stature et une présence que la faiblesse des derniers mois n’avait pas démenties, bien au contraire. Le cardinal Tauran avait dit une fois que les gens venaient à Rome pour voir Jean Paul II, l’athlète de Dieu, qu’ils étaient venus ensuite pour écouter Benoît XVI, à la parole si fine et si précise, et qu’ils venaient maintenant à Rome pour toucher François, ce frère et ce père, si proche et si accessible. Et il avait raison ! Nous nous souviendrons longtemps, quant à nous, des derniers actes du pape François, lorsqu’en ce dimanche de Pâques, bravant les contraintes de son infirmité, il s’était avancé pour donner une ultime bénédiction urbi et orbi, le corps douloureux mais l’âme missionnaire, les gestes à l’étroit mais le cœur grand ouvert.
Et après cette dernière bénédiction, tout empreinte de son inlassable sollicitude envers les victimes de tous les malheurs du monde, il a voulu, comme s’il pressentait que ce serait là son dernier geste pastoral, s’avancer sur la place Saint-Pierre à la rencontre du peuple, du « saint peuple de Dieu », comme il aimait l’appeler, pour communier avec lui dans la foi, dans la charité et dans l’espérance, pour se tenir à ses côtés en tournant dans les allées, se retrouvant parfois devant, parfois au milieu et parfois derrière, comme il avait appris à le faire aux prêtres, aux évêques et à tous ceux, hommes et femmes, qui partageaient sa charge pastorale.
Frères et sœurs, s’il est vrai que le Seigneur nous appelle chacun par notre nom, celui que ce Pape avait choisi me semble un signe qui s’est progressivement déployé sous nos yeux : François. Inédit, ce nom mettait son pontificat et son existence sous le patronage de saint François d’Assise, tout vrai Jésuite qu’il fût. Et à bien y regarder, on peut voir comment l’itinéraire du Poverello a marqué le sien. Permettez-moi de relever quatre balises sur ce chemin, afin de nourrir notre méditation.
La première est la joie qui revient, telle une antienne, dans tous les grands textes du pape François (Evangelii gaudium, Amoris, Lætitia, Laudati si’, etc.). Ni enthousiasme de commande, ni optimisme de façade, il s’agit d’une joie toute franciscaine, cette joie parfaite qui sait se réjouir, en dépit de toutes les vicissitudes et les souffrances de la vie, du plus beau trésor de la foi : quoiqu’il arrive, Dieu est, et cela suffit. Dieu est, il est présent même quand on le croit absent, il ne se lasse jamais de venir à notre rencontre pour nous donner sa paix, nous dire et nous montrer qu’il nous aime et qu’il nous aimera jusqu’au bout.
La deuxième balise découle de la première : c’est celle de la louange que l’on doit à Dieu pour le don de la création : Laudato si’ ô Signore ! Comme saint François, le pape François n’a eu de cesse de nous appeler au respect de la création, de cette maison commune si menacée aujourd’hui par l’égoïsme d’une partie de l’humanité. La création est un don de Dieu, et un don de Dieu, ça se respecte, à commencer par le don de la vie. Une vie humaine, quelle qu’elle soit, ça se respecte, du début jusqu’à la fin. Il ne s’agissait pas, pour lui, d’une écologie idéologique, mais de l’écoute attentive de la clameur de la terre et de la clameur des pauvres, sans jamais séparer l’une de l’autre, ni le lépreux des environs d’Assise, ni le loup du village de Gubbio !
La troisième balise, toute franciscaine elle aussi, est la passion de la fraternité, dans tous les sens, en français, du mot « passion ». Comme saint François allant au-devant du sultan à Damiette, le Pape a déployé tous ses efforts, au prix de grandes incompréhensions qui persistent encore aujourd’hui, pour conjurer la guerre par le dialogue. Car la guerre, et le commerce des armes qui inévitablement y conduit, est toujours une défaite pour nos consciences et un malheur pour les peuples, spécialement les plus pauvres. Et nous savons que ceux qui déclenchent les guerres sont rarement ceux qui en meurent ! Le seul moyen pour accueillir le don de la paix, nous a prévenu le pape François, est la pratique persévérante d’une fraternité avec tous, Fratelli tutti, une fraternité certes toujours fragile, qu’il faut entretenir comme un trésor, une fraternité qui doit toujours commencer par les plus démunis, ceux qui sont les vaincus de la grande histoire. Qu’ils soient migrants égarés sur des routes dangereuses, ou misérables délaissés dans les rues des pays riches, tous les pauvres ont pu trouver dans le pape François un père, un frère, un avocat et un compagnon.
Enfin, la quatrième balise est l’invincible espérance, au cœur même de la souffrance. Comme saint François sur l’Alverne, le pape François a offert sa souffrance et sa faiblesse, accueillant en son corps défiguré le tressaillement d’espérance que seul peut éprouver un cœur totalement dépouillé. Pour relire les gestes de ses dernières semaines comme s’ils étaient l’expression d’une ultime encyclique, silencieuse mais expressive, je me suis souvenu de ce qu’il nous avait dit dans son homélie au Stade Vélodrome, lors de son inoubliable voyage à Marseille, en commentant le tressaillement silencieux de la Visitation :
« Tressaillir, c’est être “touché à l’intérieur”, avoir un frémissement intérieur, sentir que quelque chose bouge dans notre cœur. C’est le contraire d’un cœur plat, froid, installé dans la vie, tranquille, qui se blinde dans l’indifférence et devient imperméable, qui s’endurcit, insensible à toute chose et à tout le monde, même au tragique rejet de la vie humaine, qui est aujourd’hui refusée à nombre de personnes qui émigrent, à nombre d’enfants qui ne sont pas encore nés, et à nombre de personnes âgées abandonnées. »
En l’écoutant, nous avions reconnu dans ces paroles comme le cœur du message de cet immense pontificat. « Nous voulons être des chrétiens qui rencontrent Dieu par la prière et nos frères par l’amour – avait-il poursuivi – des chrétiens qui tressaillent, vibrent, accueillent le feu de l’Esprit pour se laisser brûler par les questions d’aujourd’hui, par les défis de la Méditerranée, par le cri des pauvres, par les “saintes utopies” de fraternité et de paix, qui attendent d’être réalisées. »
Ce soir, cher pape François, nous te disons merci. Tu nous as aimés jusqu’au bout de tes forces, à cause de l’Évangile. Tu as eu le courage, à l’appel du Christ, de prendre ta croix à sa suite, et cette croix fut ton chemin de vie. Merci de n’avoir jamais cédé au sommeil des consciences, face aux drames des conflits, des souffrances et des injustices qui ne cessent d’ensanglanter notre terre. Merci, cher pape François, d’avoir été tout simplement « François ». Je me suis souvenu qu’étant enfant, j’avais lu que les parents de saint François avaient choisi ce prénom pour leur fils à cause de leur amour pour la France. Je sais que tu partageais cet amour, et que tu voulais redonner à la France un regard qui la décentre d’elle-même et la rende apte à accomplir sa mission dans le concert des nations. Je sais en quelle estime tu tenais la richesse mystique et culturelle de notre pays. Je sais que beaucoup de Français, trop centrés sur eux-mêmes, n’ont pas compris de quel amour paternel tu les aimais. Mais je sais aussi que la jeunesse de France, qui est en train de faire refleurir la vieille souche spirituelle de notre pays, a secrètement entendu l’ardent désir de ton cœur. Et pour cela aussi, je te remercie. Merci d’avoir accompli le programme du nom que tu avais choisi : François. C’est, du reste, la seule épitaphe que tu as désirée sur le lieu de ta sépulture. Sois sûr qu’elle restera, à jamais, gravée dans nos cœurs.
Amen !
+ Jean-Marc Aveline
Cardinal archevêque de Marseille