"Vous savez que la tâche du conclave était de donner un évêque à Rome. Il semble bien que mes frères cardinaux soient allés le chercher quasiment au bout du monde…". Ce sont les premières paroles que prononce le nouveau pape en apparaissant le 13 mars 2013 au balcon de la façade de la basilique Saint-Pierre. Il s’appelle Jorge Mario Bergoglio et il est Argentin. Lundi 21 avril 2025, un peu plus de douze ans après, celui qui avait choisi de s’appeler François, a achevé sa course terrestre. Douze années de pontificat riche d’enseignements, de prière, de proximité mais aussi de coups de gueule et bousculades. Alors qu’un conclave doit se tenir d’ici début mai pour élire le prochain pape Bernard Lecomte, journaliste spécialiste du Vatican et auteur de l’ouvrage France-Vatican, deux siècles de guerre secrète, livre à Aleteia son regard sur François, un pape venu du bout du monde qui a mené la barque de saint Pierre aux périphéries, contre vents et marées, pendant douze ans. Entretien.
Aleteia : Que retenir du pontificat du pape François ?
Bernard Lecomte : C’est un pontificat original, moderne, contrasté et passionnant. L’essentiel, ce que retiendra l’Histoire de ce pontificat, c’est qu’après des siècles de papes italiens, après deux papes très européens — le Polonais et le Bavarois — l’Eglise a eu pour la première fois un pape venu du Sud. Et cela a eu deux conséquences. D’abord, lui-même a montré qu’il était différent des Européens. Un pape comme lui, un Latino qui n’aime pas l’Amérique du Nord, l’Occident, l’OTAN, les pays riches. C’est un pape anticapitaliste et très porté sur la défense des pauvres et des migrants. C’est cela, le pape du Sud, avec sa culture, ses origines, son engagement. Il restera de lui cette image-là. La deuxième conséquence est que ce pape venu du Sud a impulsé une autre façon de voir et de diriger l’Église. Il a correspondu à un grand basculement de l’Église catholique vers le Sud. Aujourd’hui, 80% des catholiques pratiquants habitent dans l’hémisphère Sud. Ce pape a accompagné un mouvement très important qui fait que les pays catholiques aujourd’hui ne sont plus la France, l’Italie ou l’Espagne, mais le Congo, le Brésil, les Philippines ou le Sénégal. Il incarne le Sud, et il a accompagné une réalité démographique et sociologique très marquée. C’est ce qui restera dans l’Histoire.
Réduire François à tel ou tel aspect de son personnage est une erreur : on se trompe toujours en mettant un pape dans des cases.
Progressiste, écolo, moderne… Nombreux sont ceux à avoir "collé des étiquettes" au Pape…
On a tort de vouloir enfermer un pape dans des cases politiciennes. Tous les papes sont conservateurs en ce sens qu’ils transmettent le dogme de la religion chrétienne, la parole de Jésus dans l’Évangile. Ce dogme, personne ne le changera. Le Pape doit veiller à transmettre cette parole qui a 2.000 ans et il est donc en ce sens conservateur. Mais tous les papes doivent aussi adapter l’Église à leur temps. Le pape François a su adapter l’Église au temps moderne tout en défendant évidemment les fondamentaux. Comment appeler "progressiste" ou "de gauche" un pape rigoureusement hostile à l’avortement ou à l’euthanasie ? Ces idées de "gauche" ou de "progressisme" sont beaucoup trop réductrices. Elles valent en politique, pas pour la spiritualité. L’Église est au-dessus de tout cela, plus contrastée et plus complexe qu’un parti politique. Réduire François à tel ou tel aspect de son personnage est une erreur : on se trompe toujours en mettant un pape dans des cases.
Quelles étaient selon vous les qualités et les défauts du pape François ?
Tous les papes ont des qualités et des défauts, car tous sont des hommes, avec leur personnalité propre. Aucun pape ne ressemble à un autre. François avait son caractère : on sait qu’il était autoritaire, qu’il pouvait se fâcher, qu’il ne consultait pas toujours ses conseillers. Mais après tout, Pie XI aussi était comme ça. François était aussi extrêmement proche des gens et beaucoup plus attentif à la culture catholique qu’il ne le paraissait. Il était jésuite, donc, grosso modo, il a fait dix ans d’études de plus que les autres. Il a été emblématique de l’évolution de l’Église de son époque. François ne ressemble pas à Benoît XVI, qui ne ressemblait pas à Jean Paul II, qui n’avait rien à voir avec Paul VI, qui était l’opposé de Jean XXIII, lui-même en rupture avec Pie XII. Chaque pape est très différent : Pie XII le monarque, Jean XXIII le pasteur, Paul VI le politique, Jean Paul II le prophète, Benoît XVI le théologien et François l’homme du Sud. Ils sont complètement différents. Et pourtant, ils défendent le même dogme, la même doctrine, perpétuent la même tradition, dirigent la même Église. C’est cette Église qui est l’acteur principal. Les papes sont là pour servir l’Église, avec leurs origines, les langues qu’ils parlent ou non, etc. Cela n’a pas empêché les tensions, les clivages, les débats et les contestations. Une Église mondialisée comme aujourd’hui ne peut être une Église normalisée ou militaire, où chacun marche au pas. Cela n’existe pas. Et c’est heureux que, sur 1,4 milliard de fidèles, il y ait des débats et des différences.
Toute la mission des cardinaux va être de donner à l’Église un pape qui va conduire toute l’Église, et pas seulement une partie.
Qu’a-t-il apporté à l’Église ?
Il est encore trop tôt pour faire un bilan complet. Mais on peut dire qu’il sera très positif. Prenons d’abord l’écologie : il est le premier pape à avoir, à ce point, révélé l’importance de l’écologie. Son encyclique Laudato Si restera un texte majeur. C’est un texte très intelligent, qui a fait prendre conscience de la réalité écologique à des milliards de gens. Il explique que l’écologie est une œuvre humaine : "Tout est lié." Sauver la planète, c’est sauver l’homme. L’homme et la planète ont le même destin. Ce n’est pas une écologie technocratique : c’est une écologie pour et par l’homme. François a ensuite contribué à faire avancer l’Église vers les périphéries. Il a achevé la mondialisation de l’Église. Aujourd’hui, l’Église n’est plus européenne, elle est véritablement mondiale.
Quel profil pour lui succéder ?
Nous avons une Église qui a changé, qui s’est modernisée et mondialisée. Cette Église est sur une planète qui tourne de plus en plus vite, où les grands équilibres sont brisés ou contestés en permanence. Nous ne sommes plus à l’époque de la guerre froide avec les pays libéraux, les pays communistes et tiers-monde. Aujourd’hui, tout est plus compliqué et versatile, les alliances changent, les grandes puissances deviennent de plus en plus illibérales, méprisent les valeurs défendues par la démocratie et la religion. C’est dans ce monde-là que l’Église doit tracer son chemin. Lorsque les cardinaux devront élire le prochain pape, ils vont devoir répondre à ces deux questions : quelle Église voulons-nous pour le futur ? Et, surtout, l’Église sera-t-elle unie autour de ses valeurs ou fracturée, divisée ? Toute la mission des cardinaux va ainsi être de donner à l’Église un pape qui va conduire toute l’Église, et pas seulement une partie. L’Église est diverse, multiple. Il faut quelqu’un qui soit un chef d’équipe, un homme capable de rassembler dans un monde particulièrement mouvementé et troublé.
