Le mépris de l’amateur selon les critères de ce monde est un appauvrissement considérable de notre capacité à créer et à correspondre à ce que nous sommes vraiment, estime le père jésuite Jean-François Thomas.Carême 2025
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Il fut un temps, pas si éloigné, où le talent et les compétences ne se jugeaient pas sur la liste de ses diplômes et sur son supposé professionnalisme, mais sur son esprit créatif, sa constance à la tâche, son investissement enthousiaste et sur la longue durée. Ainsi se firent de grandes personnalités, dans tous les domaines, certaines devenant célèbres et les autres remplissant leur mission avec le sentiment du devoir accompli : artistes, artisans, paysans, médecins, hommes de science, serviteurs de la nation, etc.
Notre époque a plutôt tendance à juger sur les titres, tout en sachant que le niveau intellectuel, les connaissances et l’inventivité ont peu à faire avec des spécialisations au titre ronflant puisque chacun s’accorde à reconnaître la chute catastrophique de la culture, y compris chez ceux considérés comme détenteurs d’un savoir. Bien sûr des exceptions demeurent, mais le climat général est morose et inquiétant, car il est porté par des professionnels qui ne possèdent pas forcément les compétences requises. Cela explique peut-être en partie la rareté notamment de la création artistique du plus haut niveau.
Seul le professionnel est pris au "sérieux"
Chesterton, parlant de son père dans son autobiographie, lui reconnaît bien des talents artistiques, en plus de son métier d’agent immobilier et il conclut avec cette savoureuse constatation : "Dans l’ensemble, je suis heureux qu’il n’ait jamais été un artiste professionnel : cela aurait pu l’empêcher de devenir un amateur." Voilà sans doute où le bât blesse dans notre monde avide de titres pompeux : le manque d’amateurs. Seul le professionnel est pris au "sérieux", et l’amateur est regardé comme le serviteur du frivole et de l’inutile.
Antoine de Saint-Exupéry, l’air de ne pas y toucher, appuiera aussi sur ce travers en croquant un des personnages du Petit Prince. Lorsque l’enfant, au cours de son exploration des planètes, découvre sur l’une d’elles un businessman tout occupé à compter les étoiles afin de les posséder et d’être riche, il tombe des nues et lui demande ce qu’il fait de cette possession de papier, et l’autre de rétorquer : "Je les gère. Je les compte et je les recompte. C’est difficile. Mais je suis un homme sérieux !" Et il précise qu’il note le chiffre sur un papier rangé dans un tiroir, ce qui laisse le petit prince pensif : "“C’est amusant. C’est assez poétique. Mais ce n’est pas très sérieux." Le petit prince avait sur les choses sérieuses des idées très différentes des idées des grandes personnes."
La caricature de l’expert
Le sérieux est attendu au coin du tournant lorsqu’un homme remplit scrupuleusement sa tâche en utilisant tout ce qui est attendu de lui, tout ce qui lui a été inculqué dans sa "grande école" ou dans son université. Le sérieux est alors pratiquement la caricature de l’expert, de celui qui sait parce que ses pairs lui ont décerné la reconnaissance : c’est le sérieux de l’énarque ou son équivalent, de l’homme qui sait parler, aligner des statistiques, utiliser les images et les mots d’usage. Chesterton, toujours dans cet ordre d’idée — alors qu’on lui reprochait sa frivolité —, donne cette définition en réponse aux esprits superficiels :
"Un homme qui s’attache aux harmonies, qui n’associe les étoiles qu’avec les anges, ou les agneaux avec les fleurs printanières risque fort d’être frivole car il n’adopte qu’un seul mode à un certain moment ; et puis ce moment une fois passé, il peut oublier le mode en question. Mais un homme qui ose accorder un ange avec un octopus doit avoir une vision vraiment sérieuse de l’univers. Plus les sujets évoqués diffèrent entre eux, plus la philosophie qui les embrasse doit être profonde et spirituelle. Un esprit léger et irréfléchi est caractérisé par l’harmonie des matières qu’il traite ; un esprit pénétrant et réfléchi, par leur apparente diversité"
(Cité par Simon Leys dans L’Ange et le Cachalot, titre qui lui est inspiré par Chesterton).
Le mépris de l’amateur selon les critères du monde
Même lorsqu’il prétend "briser les codes" et lorsqu’il cultive une provocation bien attiédie par les ans, le professionnel "sérieux" ne fait que reproduire cent fois, imiter, transmettre des messages ressassés, produire de la seconde catégorie. L’amateur "frivole" est plus libre, plus imaginatif et ne se contente jamais de rabâcher les formules toutes faites, les discours officiels. D’où, de nos jours, non seulement la méfiance mais aussi la haine qui accable ceux qui ne sont pas la voix de leurs maîtres, qui savent faire cohabiter et voler ensemble l’ange et le cachalot. Nous avons les icônes et les références que nous méritons, celles que nous choisissons ou subissons par lâcheté, celles que nous imitons par frime et par amnésie collective. Le mépris de l’amateur et du frivole selon les critères de ce monde est un appauvrissement considérable de notre capacité à créer et à correspondre à ce que nous sommes vraiment. Simon Leys, dans Le Studio de l’inutilité, parlant de Chesterton, note dans le même sens :
"Aucune activité humaine vraiment importante ne saurait être poursuivie d’une manière simplement professionnelle. C’est ainsi, par exemple, que l’apparition du politicien professionnel marque un déclin de la démocratie — puisque dans une démocratie authentique, l’exercice des responsabilités politiques est le privilège et le devoir de chaque citoyen. L’amour pratiqué de façon professionnelle est prostitution. Vous devez fournir la preuve de vos qualifications professionnelles pour obtenir le plus modeste emploi de postier ou de balayeur de rues, mais nul ne vérifiera vos compétences quand vous voudrez devenir un mari ou une épouse, un père ou une mère de famille, et pourtant ce sont là autant de tâches complexes et absorbantes, des tâches d’une importance capitale, et qui requièrent un talent proche du génie."
L’amateur "frivole" est plus libre, plus imaginatif et ne se contente jamais de rabâcher les formules toutes faites, les discours officiels.
Jésus n’a pas choisi des "professionnels"
Ce grand sinologue précise sans cesse que la leçon chinoise, due à Confucius, est justement que les arts majeurs de cette civilisation — la poésie, la calligraphie, la peinture à l’encre et la musique de cithare — sont pratiqués par des amateurs lettrés et non point par des professionnels. L’amateur est regardé avec sérieux. Les valeurs supérieures ne peuvent être atteintes qu’en faisant le sacrifice d’une certaine virtuosité technique. La "maladresse" est préférable à une précision glaçante et sans âme.
La "maladresse" est préférable à une précision glaçante et sans âme.
Par exemple, les talentueux faussaires de l’histoire de la peinture, comme Han van Meegeren et David Stein, ont parfois dépassé les maîtres dans leur maîtrise des manières de composer, mais leurs "œuvres" n’en sont point, car attachées uniquement au professionnalisme source d’argent. Celui qui se regarde comme professionnel risque de rater le coche et de s’enfermer dans une superbe qui le coupe de la réalité. Nombre d’hommes politiques sont ainsi, persuadés que les "sciences" qu’ils ont apprises peuvent être des réponses à tous les problèmes et à toutes les questions. Leur arrogance croît à la mesure de leur ignorance des choses réelles.
Tendons plutôt à être des amateurs, au sens chestertonien du terme. Que chacun sache s’effacer derrière ses talents et n’hésite pas à se garder du sérieux uniformisé qui bride tout esprit créatif. Notre Seigneur n’a pas choisi des professionnels pour fonder son Église, sinon Il aurait préféré les pharisiens, les scribes et les prêtres, experts et spécialistes de la chose religieuse. L’amateur est toujours humble.