CONCLAVE - MORT DU PAPE FRANÇOIS
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Au vu de l’actualité chaotique, on peut se demander ce qui "fait tourner le monde". Les interprétations ne manquent pas. Il y a d’abord la démographie : depuis toujours, les populations en surnombre dans les régions pauvres tendent à déborder dans les pays où l’on est trop riche pour s’encombrer de beaucoup d’enfants. Il y a ensuite les technologies : elles assurent un ascendant économique et fournissent l’armement qui permet de se protéger ou d’éliminer une résistance. Et il y a enfin tout ce qui est d’ordre théorique et psychologique, philosophique et moral, idéologique et culturel : quantité de traditions et de "valeurs" motivent des mobilisations en masse. Mais il y a aussi parfois un facteur moins explicable, plus imprévisible : c’est la différence que peuvent faire des personnalités singulières.
Au bon endroit au bon moment
Arrive-t-il donc qu’en raison de son idiosyncrasie, un individu altère le cours de l’histoire en un sens qui ne découle pas simplement du jeu des mécanismes impersonnels ou collectifs en place au moment où il émerge, parce qu’alors il rebat assez radicalement les cartes ? Bien sûr, toute irruption en scène d’un personnage qui n’avait jusque-là pas de rôle majeur dans le spectacle requiert un dysfonctionnement du train-train établi, et l’individu qui en profite serait sans doute resté dans l’anonymat s’il n’avait pas été au bon endroit au bon moment. Mais un marasme, même prolongé, ne suffit pas à susciter un "grand homme".
Certains politiciens d’une longévité exceptionnelle sont ainsi les produits de crises plus ou moins graves ou aiguës, où ils interviennent de façon décisive, mais sans que l’on puisse dire qu’ils ont ouvert des perspectives inédites et durables. Deux bons exemples sont Adolphe Thiers (1797-1877) et Georges Clemenceau (1841-1929), dont la carrière s’étale sur près d’un demi-siècle. Leur apport a été considérable et toujours controversé, mais demeure lié aux défis circonstanciels successifs qu’ils se sont trouvés en position de relever. De sorte que, si ces vieux routiers, tour à tour "de gauche" et "de droite", ne s’étaient pas retrouvés "à la barre" en 1871-73 et en 1917-1920 respectivement, il est à parier que d’autres auraient (mieux ou moins bien) accouché de toute manière la société française de ce dont elle était prégnante.
La personnalité qui change tout
Il en est allé tout autrement dans d’autres contextes. Sans parler de sainte Jeanne d’Arc et pour s’en tenir aux Temps modernes (c’est-à-dire à partir du XVIe siècle), il est clair que la Guerre civile anglaise de 1642-1649 n’aurait pas abouti à l’exécution du roi et à une république sans l’impérieuse domination d’Oliver Cromwell (1599-1658). La preuve en est que, sitôt après sa mort, la monarchie est restaurée. À la fois dictateur (pour les uns) et champion des libertés (pour les autres), il n’est pas la résultante du conflit politique et religieux entre le souverain et le Parlement : c’est bien son tempérament qui est déterminant dans la tournure des événements.
Les convulsions qu’Adolf Hitler a provoquées ont suscité des héros comme Winston Churchill et Charles de Gaulle. Le premier n’avait plus guère de crédit et le second n’en avait que très peu.
De même, Napoléon Bonaparte n’est pas une pure émanation de la Révolution française. Certes, elle lui offre des opportunités et il la sert — mais ce n’est que pour mieux s’en servir, et son ascension jusqu’à la majesté impériale ne doit pas grand-chose aux idéaux de 1789 ou de 1792. Elle repose surtout, comme chez Cromwell, sur son génie militaire et organisationnel. Et, plus profondément ou plus intimement, un pragmatisme scientifique de mathématicien se mêle dans son caractère à un classicisme où l’idéal païen est la gloire d’Alexandre et de César. C’est pour les émuler qu’ayant goûté aux triomphes en Italie (1796-1797), il se lance dans sa folle expédition en Égypte (1798-1799), qui n’a autrement guère de justification et qui, jusque dans son échec, préfigure ses campagnes ultérieures, de Marengo et Austerlitz à Leipzig et Waterloo.
Salutaire ou calamiteux
Au XXe siècle, Lénine puis Staline et enfin Mao et Pol Pot font du communisme autre chose que ce dont avaient rêvé Karl Marx et tant d’opprimés dans le monde entier. La défaite du Deuxième Reich en 1918 ne rendait pas inévitable l’avènement du nazisme et du Troisième. Il fallut la froide détermination d’Adolf Hitler et la fascination qu’il exerçait et qui aujourd’hui nous laisse incrédules. Mais les convulsions qu’il a provoquées ont suscité des héros comme Winston Churchill et Charles de Gaulle. Le premier n’avait plus guère de crédit et le second n’en avait que très peu. L’un et l’autre durent renoncer au pouvoir après leurs victoires, avant de revenir et d’être posthumément érigés en mythes nationaux qui n’ont plus de contempteurs.
On voit ici qu’en temps de troubles, lorsque tous subissent parce que l’ordre établi vacille, une individualité qui, en des circonstances normales, se ferait à peine remarquer, peut surgir en réécrivant les règles du jeu et en s’imposant comme leur interprète et arbitre. Ces révisions peuvent être salutaires ou calamiteuses. Elles peuvent aussi être durables ou ne pas survivre à leur initiateur. Et elles ne sont pas automatiques : un État malade ou blessé peut se perpétuer cahin-caha. C’est ce qu’on voit en France dans les années 1930, où aucun "chef" n’émerge. Il faut la débâcle de 1940 pour que Pétain soit pris pour un "sauveur" et que De Gaulle se dresse.
Par-delà tous les déterminismes
Que l’histoire ne soit pas totalement modelée par l’interaction de forces aveugles, anonymes, voire accidentelles, sur lesquelles nul n’a prise, et qu’elle rebondisse parfois imprévisiblement du fait d’un personnage que le contexte ne paralyse pas, c’est un indice précieux de la liberté qui fait la grandeur de l’homme, même si l’ouverture ainsi frayée peut déboucher sur le pire tout autant que sur le meilleur, lequel d’ailleurs restera toujours fragile.
Ceci ne veut cependant pas dire que tous sont responsables de tout ce qui survient, ni qu’au contraire notre destin est conditionné par des successeurs de Napoléon : il a été et demeure unique. Le politique est d’abord, au quotidien, affaire de gestion (ou, pour reprendre le terme évangélique : d’intendance) et de service (puisqu’à strictement parler, un ministre n’est qu’un agent utile à une collectivité, avec des pouvoirs définis par les besoins de la charge qui lui est impartie). La participation aux processus démocratiques (débats, élections) permet à chacun de ne pas rester passif, sans pourtant croire qu’est déterminant l’engagement qui est son devoir.
En attendant Nabuchodonosor ou Cyrus
Thiers et Clemenceau auront sans doute toujours des descendants (ce qui n’est déjà pas si mal), de même qu’à un degré moins éminent, le sage Henri Queuille (1884-1970), qui fut de maints gouvernements sous les IIIe et IVe Républiques et est resté célèbre pour avoir dit qu’ "il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout". Ce sont des hommes que l’histoire produit bien plus qu’ils la façonnent. Mais on apprend dans la Bible qu’un seul suffit pour ruiner et abolir un ordre (Nabuchodonosor) et un autre (Cyrus) pour lui donner de renaître : voir Jérémie (21, 7) pour le premier et Isaïe (45, 1) pour le second.
Il n’existe qu’un seul Messie, dont il ne reste que le retour à attendre, puisqu’il est déjà venu.
La question qui se pose à présent est alors de savoir si, parmi les protagonistes des affrontements qui nous inquiètent, il en est un ou plusieurs qui sont susceptibles de tourner une page, en exacerbant les tensions au lieu de les laisser s’épuiser puis se déplacer — puisqu’elles ne disparaîtront jamais. Pour le savoir, il faudrait être prophète. Le président russe s’avère l’héritier d’une longue tradition de despotisme nationaliste. Son homologue américain est certes plus original. Mais sa désinvolture ignore superbement l’histoire et n’offre guère d’inspiration pour l’avenir. Il se pourrait ainsi que notre temps soit bien plus ordinaire (bien que pas plus serein pour autant) que n’incitent à le croire les excitations médiatiques. Il n’existe qu’un seul Messie, dont il ne reste que le retour à attendre, puisqu’il est déjà venu.
