Pourquoi la dénonciation des violences pratiquées à Notre-Dame de Bétharram il y a plus de trente ans ne provoque un véritable scandale que maintenant ? L’éclairage de l’historien Paul Airiau, ancien membre de l’équipe de recherche sociohistorique de la Ciase.
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Ce qu’on peut appeler désormais "l’affaire Bétharram" bénéficierait sans doute d’une forme de mise en perspective sociohistorique à plusieurs niveaux. On pourrait d’abord souligner la très forte sensibilité très contemporaine aux victimes, quelle que soit la nature de la violence subie, qui produit spécifiquement le scandale. C’est devenu un fait de plus en plus massif depuis le milieu des années 1980. La défense de la dignité des violentés l’emporte désormais radicalement sur la préservation de l’honneur des institutions ou des familles. Aussi, ce qui paraissait encore plus ou moins tolérable jusque dans les années 1990-2000 (et de moins en moins), par exemple l’usage d’un certain niveau de violences et de brimades dans le système scolaire, ne l’est maintenant pratiquement plus. Cette primauté de la dignité, mise en récit médiatique avec ceux ayant subi la violence disant leur vérité par le biais du statut de victime, rend les institutions très peu capables de se faire entendre, si ce n’est en manifestant leur compassion, en condamnant et en multipliant les mesures de mise à l’écart et d’enquête a posteriori.
Le choix de la discrétion
On pourrait aussi comparer Bétharram à d’autres situations de violences à caractère institutionnel s’étant manifestées dans des établissements catholiques. Il semble y avoir eu concomitamment une déficience de la direction et un regroupement d’abuseurs physiques et sexuels se couvrant implicitement les uns les autres sans nécessairement agir de concert. Cela rappelle le scandale de la maison de redressement de Cîteaux tenue par les Frères de Saint-Joseph, en 1888, ou la situation du petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers (Vendée) dans les années 1950-1960. Une forme de collusion sociale paraît aussi avoir existé à l’échelle locale, au niveau de l’établissement et de sa région, afin de conserver en deçà d’une trop importante publicisation, les violences physiques et sexuelles alléguées.
Déjà, lors de l’enquête de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase, 2019-2021), un certain nombre de cas (jusque dans les années 2010) avaient été repérés, où, afin de ne pas médiatiser les violences sexuelles de clercs, s’entrelaçaient actions ecclésiastiques (déplacement et sanction des auteurs, interventions auprès des autorités policières et judiciaires) et acceptations politiques, policières et judiciaires de l’euphémisation ou de la discrétion. Les institutions, quelles qu’elles soient, mettaient alors en balance déstabilisation sociale due au scandale, sanction de la violation des normes, publicisation de la violence et défense des victimes, l’équilibre entre ces quatre éléments jouant en défaveur des victimes.
La constitution tardive d’un collectif de victimes
Le surgissement tardif de la publicisation des violences pourrait aussi être relevé. Malgré la médiatisation de la deuxième partie des années 1990 (dont la mise en cause du père Silvier-Carricart, ancien directeur de Notre-Dame de Bétharram), malgré la publicisation de son cas par une des victimes des agressions au milieu des années 2010, malgré la Ciase, aucune mobilisation collective ne s’est produite avant les années 2023-2024, la dénonciation de la violence physique s’accompagnant de celle de la violence sexuelle. À l’occasion de la Ciase, seulement cinq témoignages d’agressions sexuelles furent apportés : deux mettant en cause le père Henri Lamasse pour des faits des années 1960, deux le père Jean Tipy pour des faits des années 1950 et 1960 (dont un ne mentionnait pas son nom et relevait de sa présence à Limoges) et un ne donnant pas de nom pour des faits des années 1990. L’exploration des archives du diocèse de Bayonne aurait-elle apporté des éléments complémentaires ? Peut-être, mais l’accès en fut refusé. De toute façon, Bétharram dépend d’une congrégation de droit pontifical avec un contrôle épiscopal limité.
Quoi qu’il en soit, la constitution tardive d’un collectif de victimes est presque banale, à l’image de la Parole libérée. Un fait inattendu suscite l’action première d’un homme ou d’un petit groupe, recueillant des témoignages, suscitant une prise de conscience collective, et devenant dénonciateur du scandale par le biais de relais médiatiques. Cependant, la dimension tardive des révélations sur Bétharram laisse penser à un plus fort verrouillage plus ou moins conscient de la dénonciation, qu’on pourrait relier au contexte très local et au poids symbolique et humain de l’institution dans son environnement. On pourrait ici se demander si le fait qu’une partie des violences sexuelles aurait été commise par d’autres enfants ou adolescents ne joue pas ici un rôle — la violence sexuelle de mineurs sur mineurs n’est pas une nouveauté, mais elle est encore peu explorée par la recherche historique.
La nationalisation du scandale
La nationalisation du scandale relève de son côté d’une spécificité comparable à celle de l’affaire Preynat. Dans les deux cas, de premières mises en cause ont abouti à la mise en cause d’un seul responsable. Le scandale surgit pleinement lorsqu’un collectif de victimes se constitue, conduisant à envisager une violence potentiellement systémique et produisant un effet de sidération suscitant une attention médiatique, et que des investigations journalistiques mettent en cause un responsable institutionnel d’envergure nationale (un cardinal archevêque de Lyon, un Premier ministre) selon un script bien établi (des médias révélant les pratiques scandaleuses d’autorités et d’institutions, avec, dans le cas des violences sexuelles cléricales, le modèle de l’enquête du Boston Globe sur les clercs pédophiles du diocèse de Boston). A contrario, Chavagnes-en-Paillers n’a jamais suscité la même focalisation : Vendée rurale, pas de figure de proue nationale, des affaires closes depuis les années 1970. Le fonctionnement d’une partie du monde médiatique est ainsi aussi éclairé par Bétharram.
Une France qui ne veut pas voir
Enfin, l’affaire confirme l’intrication continuée du catholicisme et de la société française. Que le père Tipy ait édité la correspondance Gide-Ghéon, deux hommes (dont un prix Nobel) pour lesquels la frontière entre homosexualité, éphébophilie et pédophilie est relative, prend ici tout son sens. Cet entremêlement explique la fonction partiellement émissaire du catholicisme en matière de violences sexuelles. Par ce biais, la France massivement sécularisée traite de ce qu’elle a été et de ce qu’elle a plus ou moins sanctionné. En n’en finissant pas de mettre en cause sa matrice catholique et ce qui en reste, elle déporte la responsabilité pour ignorer ce qu’elle ne veut pas voir, c’est-à-dire non tant le présent que le passé. Faut-il le rappeler, il n’y a pas encore eu, à l’échelle de toute la société et pour chacune des grandes institutions (Éducation nationale, protection de l’enfance, sport, hôpitaux, prisons, culture…), d’enquêtes sociohistoriques sur les violences sexuelles sur mineurs commises depuis un siècle.