Directeur de "L’Osservatore Romano" de 2007 à 2018, l'historien et journaliste italien Giovanni Maria Vian analyse le "style" propre au pape François. "Le mode de communication du Pape a donc été très efficace au début, mais il est devenu répétitif et contradictoire, y compris sur des questions géopolitiques…", explique-t-il. Entretien.CONCLAVE - MORT DU PAPE FRANÇOIS
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L’historien et journaliste italien Giovanni Maria Vian, qui a dirigé L’Osservatore Romano de 2007 à 2018, a vécu de l’intérieur les dernières années du pontificat de Benoît XVI et les premières années du pontificat de François. Dans son livre Le dernier pape (Cerf, 2024), il délivre une relecture critique du pontificat actuel et de ceux ses prédécesseurs au regard de l’histoire de la papauté. Au 12e anniversaire de l’élection du cardinal Jorge Mario Bergoglio au Siège de Pierre, Giovanni Maria Vian revient pour I.MEDIA sur un pontificat complexe et controversé.
Est-ce que vous connaissiez le cardinal Bergoglio avant qu’il ne devienne pape ?
Giovanni Maria Vian : Je ne le connaissais presque pas. Mais il est apparu par la suite que son élection a été le fruit d’une longue préparation, comme le montrent ses livres d’entretien avec les journalistes argentins Francesca Ambrogetti et Sergio Rubin El Jesuita, publié en 2010 alors qu’il était encore archevêque de Buenos Aires, et El Pastor, publié pour ses dix ans ans de pontificat, en 2023. Dans ce second livre, il raconte que lors de l’annonce de sa création comme cardinal, en 2001, il avait confié aux correspondants étrangers à Buenos Aires que le prochain pape devait être "un pasteur". Il assure qu’il n’imaginait pas devenir lui-même ce "pasteur" douze ans plus tard, mais il évoquait donc déjà la succession de Jean Paul II, qui n’allait mourir que 4 ans après. Dès 2001 donc, sa campagne de candidature a débuté, avec une vraie stratégie encouragée par les cardinaux progressistes.
Le Synode de 2001, dans lequel il a joué le rôle de rapporteur, a-t-il aussi constitué un tremplin ?
Sur ce moment-là, il a eu de la chance, car le cardinal Egan, l'archevêque de New York, avait dû renoncer à ce rôle en raison des attentats du 11 septembre. Le cardinal Bergoglio l’a remplacé et il s’est fait connaître des autres cardinaux. Nous avons peu d’éléments sur ses relations avec Jean Paul II et sur ce que le pape polonais pensait de lui, mais il est clair que François se compare beaucoup à lui et à la trace qu’il a laissé dans l’Histoire.
Sous le pontificat de Benoît XVI, les relations avec le cardinal Bergoglio furent plutôt distantes voire inexistantes.
Quelles étaient les relations de Benoît XVI, en tant que pape régnant, avec le cardinal Bergoglio ?
Sous le pontificat de Benoît XVI, les relations avec le cardinal Bergoglio furent plutôt distantes voire inexistantes. Le pape émérite lui-même a reconnu sans détour qu’il ne s’attendait pas à l’élection du cardinal Bergoglio comme successeur. Cependant, la cohabitation du pape régnant et du pape émérite, durant près de dix ans, a été correcte et respectueuse. Les problèmes et les tensions sont plutôt venus de leurs entourages respectifs. Mais dans plusieurs entretiens, le pape François s’est livré à une forme de réécriture de l’histoire de leurs relations en insistant sur leur continuité. Il y a évidemment une continuité de base, mais la réalité, c’est qu’ils étaient extrêmement différents et qu’il est artificiel et faux de vouloir les présenter comme proches.
En 2013, l’élection du cardinal Bergoglio fut-elle un choc pour vous, en tant que directeur de L’Osservatore Romano ?
Quand on dirige un quotidien, on n’a pas le temps d'être ‘choqué’… Dès le premier jour du pontificat de François, la tâche était énorme. J’avais une centaine de personnes sous ma responsabilité, parmi lesquelles une vingtaine de journalistes réellement impliqués dans le quotidien. Nous n’avions pas le temps de prendre du recul, car c’était un travail sous pression, 24h/24, sept jours sur sept. Mais durant mes près de six ans auprès de François, de mars 2013 à décembre 2018, j’ai gardé ma liberté, relative, dans la mesure de ce qui est possible quand on dirige le seul journal du Saint-Siège. Au début de ma carrière universitaire, j’avais envisagé d’étudier la littérature latino-américaine, et mon épouse, qui est décédée, était uruguayenne. Je suis donc à l’aise avec la culture des pays de langue espagnole, et j’ai donc pu suivre son pontificat et sa pensée de près, en remontant à la source. Il en ressort que c’est une personnalité complexe, très controversée.
Son style de communication très libre et dans filet, notamment lors des conférences de presse dans l’avion, a-t-il renforcé l’aura médiatique de la papauté ou l’a-t-elle au contraire affaiblie ?
Je pense qu’elle l’a renforcée dans les premières années. Il y avait quelque chose de nouveau et de "frais" dans son style très direct, cela s’est perçu notamment dans l’avion de retour des JMJ de Rio, en juillet 2013. Mais ensuite, cela est devenu assez répétitif. J'ai édité un recueil de ses propos en 2016 sous le titre Paroles en liberté. Mais, plus tard, quand notre journal faisait la retranscription intégrale de ses conférences de presse, le pape François m’a dit que ce n’était pas forcément la peine de reprendre toutes ses "bêtises", comme lui-même qualifiait avec ironie certaines de ses interventions. Il était donc conscient de ce caractère répétitif de ses interventions dans les médias, mais il s’est obstiné, avec ces conférences de presse dans l’avion, et aussi en multipliant des interviews dont peu sont intéressantes. L’un de ses rares entretiens apportant des éléments réellement nouveaux et structurés, c’est son livre avec Dominique Wolton, Politique et société.
Le mode de communication du Pape a donc été très efficace au début, mais il est devenu répétitif et contradictoire, y compris sur des questions géopolitiques…
Le retour à une "parole rare" serait donc nécessaire pour redonner du poids et un ancrage à la papauté, notamment pour le successeur de François ?
C’est absolument évident. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que dans la série The Young Pope, Paolo Sorrentino imagine un pape Pie XIII qui non seulement ne parle pas, mais qui n'apparaît pas, qui se cache. C’est certes un peu exagéré, car on ne peut pas contrer le développement de la communication dans l’Histoire et le besoin que les gens ressentent de voir et d’entendre le Pape. Mais il est évident que la communication doit être réformée et qu’il faut poursuivre le processus de réforme mené depuis dix ans. Toutefois, cela a été désastreux d’effacer l’identité propre des médias du Vatican et de tout axer sur l’image personnelle de François. Le mode de communication du Pape a donc été très efficace au début, mais il est devenu répétitif et contradictoire, y compris sur des questions géopolitiques… On en vient aujourd’hui à lire des articles qui analysent les positions de François sur l’Ukraine comme étant proches de celles de Donald Trump !
Est-ce que malgré ces limites sur le plan de la communication, le pape François laissera une trace durable sur certains axes comme le lien entre défense de l’environnement et soutien aux plus pauvres, mis en avant dans l’encyclique Laudato si’ ?
La ligne générale du pape François est cohérente sur l’écologie. Laudato si’ est une encyclique très importante qui offre un regard général sur l’état du monde, dans la continuité des positions du patriarche Bartholomée ou même de Benoît XVI, que l’on avait déjà surnommé "le pape vert" lors de son voyage en Australie. L’écologie apparaît aujourd’hui comme une préoccupation de pays 'riches' : inversement, la Chine, l’Inde, les pays d’Afrique ne voudront jamais brider leur développement. Mais demeure la question de l’exploitation sauvage des ressources, notamment en Afrique et en Amérique latine. Je viens par ailleurs de découvrir que le péronisme argentin met aussi beaucoup l’écologie en valeur, en la reliant à une forme de "mythe des origines". C’est une possible inspiration du Pape. Tout comme les origines polonaises de Jean Paul II permettaient de comprendre sa ligne, il faut remonter aux origines argentines du pape pour comprendre ses orientations. Il en ressort un certain ressentiment anti-occidental. Il critique l’Europe mais reste discret sur les violations des droits de l’homme au Venezuela, au Nicaragua…
Dans votre livre, vous revenez longuement sur la figure de saint Pie X (1903-1914), que vous décrivez comme un grand pape réformateur. Peut-on identifier une forme de continuité entre Pie X et François, dans un mode de gouvernement assez libre face à la Curie, mais aussi dans une défense de la paix finalement vouée à l’échec, puisque Pie X s’est éteint au début de la Première Guerre mondiale et que François se trouve confronté à ce qu’il décrit comme une « Troisième Guerre mondiale par morceaux » qui ne cesse de s’étendre ?
Il y a effectivement des points communs dans leur style pastoral et leur méfiance vis-à-vis de la Curie. Mais saint Pie X avait mieux réussi dans sa gestion de la Curie, en faisant appel à de jeunes collaborateurs de premier plan qui allaient durablement marquer l’histoire du Vatican, comme Gasparri et Pacelli qui deviendront plus tard secrétaires d’État, et dans le cas du second, pape, sous le nom de Pie XII. Sur la défense de la paix, c’est plus difficile de tracer un parallèle. Pie X était affligé par la Grande guerre tout en étant considéré comme assez proche de l’Autriche-Hongrie, qui était son écosystème natal. Mais paradoxalement, depuis la perte du pouvoir temporel du Saint-Siège, le rayonnement international de la papauté s’était beaucoup développé. Concernant François, on avait espéré qu’il puisse jouer un rôle important pour la réconciliation entre le Nord et le Sud, tout comme Jean Paul II a joué un rôle fondamental pour la réconciliation entre l’Est et l’Ouest, en contribuant à faire tomber le Mur de Berlin. Mais François n’a pas réussi. La situation est très difficile. Les divisions et les polarisations ont toujours été présentes dans le monde et dans l’Église, mais elles se sont accentuées aujourd’hui.
Le service de l’unité sera donc la première mission du successeur de François ?
Oui, et ce sera une tâche très difficile de chercher à apaiser. C’est la mission la plus importante de l'évêque de Rome : assurer l’unité de l’Église, et servir la communion de l’Église, et des Églises.