Campagne de Carême 2025
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Peut-on récompenser un comédien en faisant abstraction du personnage qu’il joue ? La question venait à l’esprit lors du discours de réception du César du meilleur acteur par Karim Leklou, pour le rôle d’Aymeric dans Le Roman de Jim. Centré sur la paternité, biologique ou éducative, le film d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu a offert à Karim Leklou une partition faite pour émouvoir de mille façons, tant comme amoureux docile, spectateur de ce qui lui arrive (ce n’est pas pour rien qu’il est photographe et qu’il ne sait pas danser) que comme père de circonstance de l’enfant d’un autre. Toujours un peu perdu, incapable d’un coup bas (et de n’importe quel coup), presque inapte à réagir autrement que par un sourire gêné ou malheureux, le personnage d’Aymeric donne souvent l’impression de s’excuser du dérangement provoqué par sa seule existence.
Face à lui, le grand favori Pierre Niney différait autant comme comédien que par le personnage qu’il jouait, le comte de Monte-Cristo. Son registre dramatique était celui de la performance d’acteur, du brio démonstratif, de la capacité à changer de visage en se grimant. Ce type de prestation a généralement plus de succès à Hollywood, où on aime voir le travail manifeste de l’acteur pour devenir un autre, réel ou fictif. L’Oscar de Marion Cotillard en Édith Piaf en fut la parfaite illustration. Elle reçut aussi le César, il est vrai, mais pour le reste, bien que nommés, ni Lambert Wilson en De Gaulle (2021), ni Benjamin Lavernhe en abbé Pierre (2024), ni Tahar Rahim en Aznavour cette année n’ont obtenu la statuette française, alors que tout le monde vantait leur capacité à s’identifier à leur modèle.
Le personnage le plus touchant
Plus que la différence dans le jeu, toutefois, c’est peut-être le fossé entre les héros du Roman de Jim et du Comte de Monte-Cristo qui a fait pencher la balance. S’il est difficile de dire qu’un acteur a vraiment été meilleur que l’autre, le jury peut en revanche se demander quel personnage l’a davantage touché. À ce jeu, Edmond Dantès et sa vengeance inexorable (tout comme le délinquant Clotaire de l’Amour ouf, qui avait valu à François Civil d’être nommé) ne pouvaient que s’incliner devant un gentil papa, privé du fils qu’il a élevé. Le César est revenu à "un cœur de fabrique trop fine" (la formule est de Stendhal), battu d’avance par les stratégies des cyniques.
C’est d’ailleurs sur cela, et non sur les qualités esthétiques du film, que Karim Leklou a mis l’accent en recevant son trophée : "Je voulais vous remercier d'avoir fait cet éloge de la gentillesse", a-t-il déclaré, en s'adressant aux frères Larrieu. La chose est en effet assez rare, puisque "gentil" frise souvent l’insulte. Au cinéma, particulièrement, chacun se souvient de la réplique d’anthologie de Thierry Lhermitte : "Écoutez Thérèse, je n’aime pas dire du mal des gens, mais effectivement elle est gentille." Bien avant cela, Molière signalait déjà dans la préface de Tartuffe que la plupart des gens ne voient aucun inconvénient à passer pour méchants et qu’ils redoutent seulement d’être ridicules. Pour qui craint avant tout d’être moqué, la gentillesse fait sûrement courir un risque beaucoup plus grand que la méchanceté.
La fausse gentillesse
Il n’est pas interdit, toutefois, de nuancer la vision du Roman de Jim proposée brièvement par son principal interprète. Éloge de la gentillesse, oui, mais qui permet d’en mesurer les limites, quand elle est une manière un peu lâche d’éviter tout conflit, de ne jamais se mouiller et, finalement, de laisser toujours les autres ou les événements décider à sa place. En ce sens, et sans déflorer l’intrigue, on admire la forte portée métaphorique d’une des toutes dernières répliques du film, mise dans la bouche du fils par une malicieuse inversion des rôles : "Il fait ses premiers pas." Premiers pas de danse de celui qui jusque-là se contentait de regarder. Premiers pas de celui qui dit enfin "On y va", au lieu de seulement suivre le mouvement. Premiers pas d’un gentil qui ne s’est pas converti à la méchanceté, mais a appris à dépasser une fausse gentillesse qui peut servir d’alibi à toutes les abdications. Privé de César par un plus gentil que Monte-Cristo, Pierre Niney n’a plus qu’à faire sienne la devise finale de son personnage : "Attendre et espérer."

