En plein bouleversement géopolitique et sociétal, le discernement entre ce qui passe et ce qui demeure ne va pas de soi, analyse l’écrivain Xavier Patier. L’Occident a brouillé son message, et s’il fait de l’antiwokisme un moralisme à l’envers, ce ne sera pas un progrès, prévient-il.Campagne de Carême 2025
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C’est une chance rare que de vivre un changement d’époque en direct. Le coronavirus, le conflit ukrainien et le retour au pouvoir de Donald Trump ont été les accélérateurs d’évolutions géopolitiques et sociétales déjà sensibles, déjà annoncées, mais que nous avions tendance à traiter comme des perspectives abstraites. À présent, le vent de l’Histoire siffle dans nos oreilles. Les échéances redoutées sont derrière nous, une page imprévisible s’est ouverte. Le monde redevient ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : un espace de surprises et de dangers. Au milieu des bouleversements dont les commentateurs nous rebattent les oreilles, il est difficile de discerner les constantes auxquelles nous pouvons encore nous accrocher. Cependant, comme dit l’oraison du dix-septième dimanche, les signes des temps nous engagent à "faire un bon usage des biens qui passent pour mieux nous attacher à ceux qui demeurent".
Le discernement entre ce qui passe et ce qui demeure ne va pas de soi car l’urgence ressentie obscurcit les intelligences : depuis quelques semaines tout le monde se met à dire la même chose sur la métamorphose du monde, ce qui n’est pas bon signe. Comment savoir ? Du côté de ce qui passe, nous vivons une double évolution, dans deux ordres différents : nous découvrons que l’Occident n’existe plus et que le cadavre du mâle blanc bouge encore. Du côté de ce qui demeure, nous expérimentons que le Christ a besoin de nous.
L’Occident qui passe
Jusqu’aux années 2000, il n’était de salut qu’occidental. Le monde libre faisait rêver. Le monde entier devenait, avec plus ou moins d’allant, américain. La culture américaine, fille de la culture européenne, était mère de toutes les cultures. Même la Chine, civilisation parallèle à la nôtre, se mettait à converger : elle voulait notre mode de vie. Hu Jintao avait fait de l’occidentalisation sa politique. "Plus occidental que nous, tu meurs !" clamaient les élites chinoises. Et c’était vrai. Vrai aussi du Japon, vrai de l’Inde qui était une démocratie et vrai de la Russie qui ne l’était pas encore. Tous occidentaux ! Que cela voulait-il dire ? Que les hommes des années 2000 étaient davantage de leur génération que de leur pays. Ils vibraient aux mêmes émotions, écoutaient les mêmes musiques, obéissaient à la même morale libérale, aspiraient à parler la même langue. Ils voulaient de l’argent. Le monde islamique faisait exception, mais par-là, il contribuait lui aussi au mouvement en offrant un ennemi unique à la normalisation mondiale en cours.
La démondialisation est enclenchée parce que la mondialisation n’avait en réalité jamais conquis les cœurs.
La situation a radicalement changé aujourd’hui. La démondialisation est enclenchée parce que la mondialisation n’avait en réalité jamais conquis les cœurs. L’Occident est redevenu une simple expression géographique. Le sud global a cessé de croire aux idéaux qui venaient d’Europe ou d’Amérique. La Chine de XI Jiping a déclaré la guerre à la culture judéo-chrétienne. La Russie a fait des valeurs occidentales un repoussoir moral. Les droits humains sont devenus des principes provinciaux à prétention universelle, contestés dans la plus grande partie du monde. L’Occident devenu périphérique vient enfin de recevoir un coup de grâce avec la rupture politique, militaire, économique et surtout morale que Donald Trump vient d’établir entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Le cœur de l’Occident était transatlantique. Il est coupé en deux. Les valeurs occidentales sont redevenues strictement européennes au moment même où l’Europe s’avise qu’elle n’est plus le centre du monde : même le pape François n’a cessé de nous le faire sentir.
La revanche des nations
En même temps, la revanche des nations bat son plein, en Europe autant qu’ailleurs. Les empires et les nations redeviennent conquérants. Dans ce contexte nouveau, il n’est plus certain que l’Europe sera capable de s’unir face aux dangers qui la menacent. L’Amérique en se retirant pousse l’Europe à se prendre en main, mais jusqu’ici les postures de son nouveau président au contraire la divisent. Les peuples applaudissent Donald Trump, les élites le vomissent. Chaque nation redécouvre qu’au-dessus des intérêts communs, se placent ses intérêts particuliers. La France dotée de l’arme nucléaire revient au centre du débat, mais nul ne sait si elle a encore envie de jouer à la grande puissance. L’Allemagne est nue ; elle se réarme et chacun s’en réjouit. Mais une course aux armements dans un contexte de confusion annonce rarement la paix. Qui pourrait parier qu’il n’existe aucun risque, à terme, d’une nouvelle guerre intra européenne ? Qui peut prédire qui seront nos prochains ennemis ? Un empire ? Une nation concurrente ?
La balkanisation de l’Europe, dissimulée par la technostructure bruxelloise, se manifeste de plus en plus au moment même où s’affiche une volonté d’unité en matière de défense. La montée des partis nationalistes est telle que nul ne peut exclure des évolutions baroques à moyen terme, comme le retour des vieilles alliances de revers — pourquoi pas un rapprochement franco-russe, par exemple ? La Corée du Sud, abandonnée de son protecteur, veut construire sa propre bombe. Car l’Internationale des nationalistes n’a jamais existé. Tout est possible, tout est dangereux parce que l’aimant occidental n’attire plus. La Russie est le méchant du moment. Cela passera. Elle ne l’est déjà plus pour l’Amérique de Donald Trump ou la Hongrie de Viktor Orban. Bref, il n’y a plus d’Occident parce que l’Occident est divisé. Le monde libre, marginalisé, ne fait plus rêver personne dans ce vaste espace qu’autrefois on appelait "tiers-monde."
Le cadavre du mâle blanc bouge encore
La deuxième surprise, liée à la première, est que le cadavre du mâle blanc de plus de cinquante ans bouge encore. Nous l’avions cru mort et enterré, tué par l’Occident lui-même qui prétendait imposer au monde entier cette idée que tous les hommes sont des violeurs, tous les politiques des corrompus, tous les actifs de pollueurs, et que les principes familiaux traditionnels étaient des impostures. C’était un syndrome suicidaire, parce que l’Occident s’était construit justement dans le culte des valeurs viriles, à commencer par l’esprit de conquête et l’esprit de famille ; mais le monde libre en était venu à rejeter cette identité fondatrice.
Avec Donald Trump, autre musique : le mâle blanc de plus de 50 ans prend sa revanche. La guerre des sexes prospère comme jamais mais connaît un tournant. L’espoir change de camp, le combat change d’âme, comme disait Victor Hugo. Les extrémistes féministes prennent un coup de vieux. Le discours sociétal de Donald Trump rejoint celui de Vladimir Poutine. Les deux propos se parent du même apparent bon sens, le culte des vertus traditionnelles, et ils expriment la même ambition, rendre leur prééminence aux principes virils. Périssent les faibles et les ratés : Nietzsche l’avait dit.
Comme Vladimir Poutine, Donald Trump défend une culture chrétienne privée de ce qui fait la nature même du christianisme, la miséricorde du Christ.
Il ne se passe pas de jour sans que Donald Trump (comme son partenaire Vladimir Poutine) prenne des initiatives vexatoires pour les minorités sexuelles ou culturelles. Donald Trump veut donner la nationalité américaine aux exilés sud-africains, mais seulement s’ils sont afrikaners, c’est-à-dire blancs. Il courtise les conservateurs, ceux qui roulent en diesel et fument des clopes, ceux que les élites ont tant méprisés. Comme Vladimir Poutine, Donald Trump défend une culture chrétienne privée de ce qui fait la nature même du christianisme, la miséricorde du Christ. Pas question de dîner avec les publicains et les pécheurs ! Il ne s’agit plus ici d’Hugo ou de Nietzsche, mais de Charles Maurras. Si l’Europe venait à s’effondrer sous les coups du totalitarisme, il y aurait, hélas, des bien-pensants pour se réjouir de la divine surprise que serait la mort de nos démocraties décadentes, wokistes, écologistes et LGBT.
On a vu un réflexe de ce genre au moment de la guerre d’Espagne : Paul Claudel et l’épiscopat franquiste contre François Mauriac et Georges Bernanos. Le diable est champion quand il s’agit de donner des leçons de morale. Il commence même toujours par là. Les esprits mal préparés tombent en masse dans ses filets. Le retour du mâle blanc séduit les dirigeants autoritaires du monde entier. Ceux qui combattent le retour de mâle blanc ont tout pour déplaire aux honnêtes paroissiens. C’est un grand danger. Il faut sur ce sujet que nous fassions un travail sur nous-mêmes, comme notre Pape tant détesté par la vieille droite identitaire nous le demande inlassablement. La vague wokiste est sans aucun doute perverse, comme sont tous les excès. Mais le retour du bâton machiste n’est pas un progrès. Je déteste le wokisme, mais je préfère une démocratie wokiste à un totalitarisme, quel qu’il soit. S’il n’y a plus d’Occident, c’est parce que l’Occident a brouillé son message.
Ce qui demeure : le message évangélique
Attachons-nous donc à ce qui demeure. Le christianisme, dépouillé de son fardeau conservateur et géographique, marginalisé, reste pour nous le seul signe d’espérance. Depuis quelques années, et contre toute attente, nous découvrons qu’il nous faut apprendre à prier Dieu en esprit et en vérité et non plus sur telle ou telle montagne. Des églises brûlent, des chrétiens sont persécutés, la querelle liturgique prospère, l’Église est incapable de peser sur les choix politiques et sociétaux d’une Europe qui a cessé de la haïr, mais parce qu’elle l’ignore. Ce signe des temps est porteur d’espérance car nous savons dans quelle misère notre sainte Église est capable de sombrer quand pour son malheur, elle dispose d’une influence politique. Je ne peux pas songer à l’Inquisition sans frémir. Je n’ai aucun goût pour le catholicisme officiel. Les églises pleines et les cœurs vides, l’Histoire en a fait souvent la cruelle expérience : ce n’est pas celle du Royaume de Dieu. Ce mal nous est épargné.
Viennent des temps, et ils sont arrivés, où il nous faudra choisir entre la politique chrétienne et le Christ, entre ce qui passe et Celui qui demeure.
Le temps est propice à l’annonce du message évangélique dans sa radicalité première. L’agonie de tout ce que nous avons aimé enfants, la pompe liturgique, la prospérité intellectuelle des catholiques, le Nobel de François Mauriac, les repères simples, la beauté, ces prêtres intelligents qui nous enseignaient le latin, cette joie catholique, toute cette fierté transmise qui n’était pas sans noblesse, il nous faut la prendre pour ce qu’elle est : un appel à la sainteté. Nous devons sacrifier même cela, que nous avons aimé et qui était bon. Le Christ sera en agonie jusqu’à la fin du monde, nous l’avions oublié du temps de nos politiques chrétiennes. Nous sommes crucifiés avec Lui, nous n’avons jamais voulu le savoir. Viennent des temps, et ils sont arrivés, où il nous faudra choisir entre la politique chrétienne et le Christ, entre ce qui passe et Celui qui demeure. Il ne s’agira plus d’agir en tant que chrétiens, mais en chrétiens. Le christianisme identitaire est mort, vive le Christ !