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Vladimir Poutine et Donald Trump sont aujourd'hui, chacun dans leur genre, des champions du monde du travestissement calculé et éhonté des réalités historiques et géographiques. Leurs propagandes respectives, relayées par des oligarques richissimes ayant fait main basse sur les caisses de résonance insidieuses des réseaux sociaux, se chargent d'infuser leurs boniments dans une opinion internationale tourneboulée par la valse endiablée de leurs messages disruptifs.
Le réalisme prophétique
À leur strict opposé, le réaliste prophétique est un observant méthodique du réel. Il n'est ni un menteur ni un prestidigitateur, mais un clairvoyant qui rend compte de sa vision claire par des actes précis : il regarde droit en face la réalité, telle qu'elle est pour y discerner le chemin qui lui permettra d'atteindre son but ; tout en acceptant de s'incliner devant cette autre réalité soulignée par le philosophe Soren Kierkegaard : la difficulté, elle est le chemin lui-même. Le prophète du réel est au fond un tant soit peu mystique : il est transcendé par un idéal invisible, mais la réalité visible est son terrain de lutte.
Exemple iconique du réalisme prophétique en politique, Charles de Gaulle. L'historien Arnaud Teyssier lui a consacré récemment une biographie éclairante à cet égard. Le 11 novembre 1942, De Gaulle prononce un discours remarquable devant les Français de Londres rassemblés dans l'immense salle londonienne de l'Albert Hall. Le Général est alors en plein marasme. Les alliés anglo-américains ont débarqué en Afrique du Nord française sans le consulter ni l'associer. Marginalisée et méprisée, l'aventure fragile de la France Libre depuis le 18 juin 1940, semble très compromise. Pourtant, en ce jour anniversaire de l'Armistice mettant fin à la Grande Guerre, De Gaulle, au meilleur de son verbe et de sa foi en la victoire finale des forces de la liberté, pose la règle de trois du réalisme prophétique qui mènera la France, malgré sa défaite cuisante et son occupation infamante, à s'asseoir quand même, en 1945, à la table des vainqueurs du totalitarisme hitlérien.
De Gaulle déclare : "La masse française est unie en réalité sur les trois impératifs que voici : premièrement l'ennemi est l'ennemi. Deuxièmement, le salut de la patrie n'est que dans la victoire. Troisièmement, c'est dans la France combattante que toute la France doit se rassembler." Le chef de la France Libre démontre ici son extraordinaire capacité de résilience, alors qu'il est semblable à un îlot fouetté par les vagues et la tempête. Pourtant, il maintient coûte que coûte le cap sur les deux objectifs qu'il s'est fixé : un, libérer la France du joug nazi ; deux, restaurer sa souveraineté, son indépendance. Il ne se laisse donc pas distraire par ses vagues à l'âme et ceux de ses troupes, mais il se concentre entièrement sur l'intérêt supérieur de sa mission et sur les moyens réalistes de l'accomplir.
L’Europe seule
Comment la France et l'Europe pourraient-elles tirer parti de cette même règle de trois, dans la situation très critique où l'a placée l'arrêt brutal de l'Alliance atlantique, telle qu'elle fonctionnait en tout cas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Rappelons vite les faits : en quelques jours, la solidarité militaire entre les Européens et les États-Unis a été ruinée ; d'abord par les diatribes du vice-président américain Vance lancées contre plusieurs états-membres de l'Union européenne, dont l'Allemagne accusée de brider la liberté d'expression de l'extrême-droite ; ensuite par le rapprochement spectaculaire et cordial opéré entre les présidents américains et russes, s'arrogeant de concert le pouvoir de régler à eux seuls la guerre d'invasion de l'Ukraine par la Russie. Sur le dos des Ukrainiens et en écartant les Européens.
La faiblesse de nos démocraties libérales, qui est aussi paradoxalement leur grandeur, est d'institutionnaliser les contre-pouvoirs et les oppositions.
Premier impératif du réalisme prophétique en politique : l'ennemi est l'ennemi. Pour l'Union européenne, il ne peut s'agir que du régime impérialiste russe de Vladimir Poutine. Il ne peut point en avoir d'autres tant que ce pouvoir continue de violer impunément le droit international en maintenant sa position de conquérant de l'Ukraine ; et en menaçant du même sort d'anciennes possessions tsaristes et soviétiques telles que les pays baltes, la Pologne, la Moldavie et la Géorgie. Ce qui est en jeu, c'est la recomposition à marche forcée de la Grande Russie impériale sur la dépouille d'une Europe laminée, dépecée et vassalisée, le cas échéant, par un autre empire usufruitier dont Monsieur Trump serait le tenancier. Mais cet impératif réaliste s'applique aussi à un ennemi intérieur de l'Union : il englobe les affidés populistes et nationalistes de messieurs Trump et Poutine qui, sous couvert d'un pacifisme caressant l'opinion européenne dans le sens du poil, rabâchent que la guerre en Ukraine n'est pas la nôtre et qu'il vaut mieux en rabattre de nos prétentions européennes en s'alignant sur le nouvel axe fort Moscou-Washington.
Une nouvelle donne stratégique
Deuxième impératif : le salut est dans la victoire ; c'est-à-dire, surtout pas dans le défaitisme à qui le régime collaborationniste de vichy a donné son calamiteux visage. Les conditions actuelles de ce salut impliquent de fournir au minimum trois efforts : le premier est d'être capable de répondre à la logique ennemie du coup de force en dotant l'Union européenne de moyens de défense et de sécurité souverains, performants et dissuasifs. Seule puissance nucléaire de l'Europe des 27, la France a un rôle déterminant à jouer dans cette nouvelle donne stratégique.
Faire nation n'est pas la seule responsabilité du chef de l'Etat, en première ligne en cas de crise, ni celle du gouvernement, des élus et des partis politiques : c'est l'affaire de tous les citoyennes et citoyens.
Le deuxième est d'opposer une détermination sans faille à l'ennemi, en parlant d'une seule voix ; cette condition sera remplie quand l'Europe aura trouvé la solution institutionnelle pour renforcer son pouvoir de décision et sa souveraineté politique. Le schisme trumpiste peut paradoxalement l'inciter à accélérer le mouvement en ce sens. Le troisième enfin est d'associer les opinions publiques au changement d'époque que nous vivons, par un surcroît d'explications sur les rapports de force en présence et sur leurs incontournables répercussions dans la vie nationale et personnelle des gens. Il faut, par exemple, préparer les esprits européens à entrer dans une économie de guerre ; c'est ce processus qu'a initié le président de la République en réunissant les responsables des partis politiques et en répondant aux questions des Français sur les réseaux sociaux.
Appel à la conscience civique
Troisième et dernier impératif : le combat doit être mené dans l'unité. La force de l'ennemi, systématisée par le pouvoir monopolistique d'un homme fort, est de ne souffrir aucun risque de contestation ou de démobilisation tant dans la rue que dans les institutions politiques ou sociales. La société russe vit ainsi sous l'œil coercitif et répressif de Vladimir Poutine. La faiblesse de nos démocraties libérales, qui est aussi paradoxalement leur grandeur, est d'institutionnaliser les contre-pouvoirs et les oppositions. Cette noble faiblesse ne doit pas pour autant contribuer à miner les efforts d'unité que nécessite l'ardente obligation de nous défendre contre un ennemi menaçant nos frontières et nos libertés civiques. Il est des moments dans l'histoire d'une collectivité où les légitimes différends internes, doivent s'effacer provisoirement pour affronter ensemble l'adversité. Faire nation n'est pas la seule responsabilité du chef de l'État, en première ligne en cas de crise, ni celle du gouvernement, des élus et des partis politiques : c'est l'affaire de toutes les citoyennes et citoyens qui, comme leurs noms l'indiquent, ont conscience d'avoir des droits, mais aussi des devoirs envers la société quand elle est en difficulté.
On se souvient de la célèbre harangue du président John Kennedy à ses compatriotes en 1961 : "Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays." L'accélération tragique de l'histoire à laquelle nous assistons jour après jour, appelle les Européens, et donc les Français, à répondre à leur tour, et peut-être plus vite qu'on l'aurait prévu, à cet appel à la mobilisation et à la conscience civique.
Hiérarchiser la priorité
Ce qui est fascinant dans la règle de trois gaullienne, c'est l'art avec lequel son auteur excelle à hiérarchiser les priorités, en distinguant l'essentiel de l'accessoire. Et en présentant à son auditoire de l'Albert Hall de Londres une vision en apparence simple d'une situation pourtant inextricable et incertaine. Il faut espérer que face à leurs impérieux homologues russes et américains, les dirigeants européens qui sont à la manœuvre soient fermement habités par des idées simples permettant d'assurer une paix juste et durable au peuple ukrainien qui souffre charnellement de l'invasion depuis trois ans ; et de faire advenir une puissance européenne vraiment capable de défendre ses populations, ses institutions et son art de vivre irrigué par des histoires nationales millénaires.
