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Martin Aurell, l’historien qui a dénoirci le Moyen Âge

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Amicie Pélissié du Rausas - publié le 21/02/25
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Brutalement disparu, le médiéviste Martin Aurell (1958-2025) restera comme l’un des grands historiens du Moyen Âge. Les travaux magistraux de cet homme de foi auront contribué à "dénoircir" la société médiévale et la dépouiller des fantasmes qui l’entourent, du roi Arthur à Aliénor d’Aquitaine en passant par les croisades. L’une de ses anciennes élèves qui a soutenu sa thèse sous sa direction, Amicie Pélissié du Rausas, lui rend hommage.

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Il y a des hommages que l'on n'imagine pas devoir écrire. Martin Aurell, professeur d'histoire du Moyen Âge à l'université de Poitiers, s'est éteint soudainement le matin du 8 février à son domicile nantais, à l’âge de 66 ans. Cet immense médiéviste était aussi un chrétien fervent, à la "foi tranquille" dans un monde universitaire parfois rude. Passionné par un Moyen Âge à la réputation si ambivalente, il s’est attaché à le dépoussiérer avec une érudition sans faille, sans jamais céder aux sirènes d’un passé idéalisé.

Dans le sillage de Georges Duby

De Barcelone, sa ville natale, il avait gardé un accent qui faisait chanter son français impeccable — et une loyauté inconditionnelle au Barça… Il fait ses premières armes à Aix-en-Provence, dans le sillage du grand médiéviste Georges Duby ; travailleur acharné, il achève en 1983 (en deux ans !) une thèse consacrée à la puissante famille provençale des Porcelet. En 1994, il est nommé professeur à l’université de Poitiers. Dans l'ancienne capitale du duché d'Aquitaine, il s’impose comme un spécialiste des Plantagenêts, la dynastie angevine qui a gouverné l'Angleterre — et une partie de la France — aux XIIe et XIIIe siècles. Entre 2016 et 2022, il y dirige le Centre d'études supérieures de civilisation médiévale (CESCM), un véritable "hub" de la recherche sur le Moyen Âge.

Passionné par un Moyen Âge à la réputation si ambivalente, il s’est attaché à le dépoussiérer avec une érudition sans faille, sans jamais céder aux sirènes d’un passé idéalisé.

Gigantesque a été son œuvre et l'inventorier aujourd'hui, alors que le fil de son labeur vient de se rompre si brutalement, a quelque chose d’éprouvant. Martin Aurell était un de ces savants à l’érudition éblouissante : aussi à l'aise avec le latin que l'anthropologie, maîtrisant sans peine quatre langues vivantes et fin connaisseur de l'art militaire, il avait acquis tous les outils d'une compréhension totale de cette société médiévale qu'il a tant contribué à "dénoircir". Il avait aussi ce talent et cette appétence, rares chez les scientifiques, pour la transmission de son savoir, dont témoignent ses ouvrages aussi utiles aux spécialistes qu’abordables pour les passionnés. Il y a eu les troubadours et toute cette société courtoise, dont Martin avait voulu saisir les interactions avec le politique et la violence de son temps et que l’on rencontre avec bonheur dans La Vielle et l’Épée (1989). En 2022, avec Michel Pastoureau, il avait fait paraître une édition impeccable et abordable des romans arthuriens (Les Chevaliers de la Table ronde, Gallimard). Il y avait aussi la parenté et le mariage, explorés entre autres dans le comté médiéval de Barcelone (Les Noces du comte, 1995) ; et bien sûr, la chevalerie, à la fois codifiée et brutale, que l’on trouve exposée avec une grande clarté et un foisonnement d’exemples dans Le Chevalier lettré (Fayard, 2011).

Une synthèse magistrale sur les Plantagenêts

Mais les Plantagenêts ont sans aucun doute été la grande passion de sa vie intellectuelle : innombrables ont été les articles et les colloques consacrés par lui à cette dynastie angevine au sang chaud, matrice des dynamiques de pouvoir qui façonnèrent l'Europe de l'Ouest pendant deux siècles. La grande Aliénor, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre ne seraient pas les mêmes aujourd'hui sans Martin Aurell. En 2004, il convoquait dans une synthèse magistrale l’histoire politique, l’anthropologie familiale et la littérature arthurienne pour reconstituer cette formidable construction politique que fut l’empire des Plantagenêt. Tout l’ouest du royaume de France, de la Normandie aux Pyrénées, y était raconté et replacé dans l’immense espace contrôlé par Henri II d’Angleterre et ses descendants (L’Empire des Plantagenêts, Perrin, 2004).

Sa grande réussite a été d’hybrider les compétences des chercheurs britanniques et français, et de contribuer à une meilleure connaissance des archives de part et d’autre de la Manche. À l’automne 2024, sa dernière grande œuvre, la biographie d'Aliénor (Flammarion) venait couronner trente ans de recherches sur cette souveraine femme des Plantagenêts. On ne lit pas sans émotion son avant-propos, qui prend les allures d’un testament intellectuel… Récompensé par le prix de la biographie du Point, l’ouvrage est déjà un succès de librairie, signe que son auteur a su conjuguer fascination contemporaine pour le Moyen Âge et exigence de la recherche.

Mise au point sur les croisades

Car Martin Aurell était un inlassable passeur du passé. Passionné par la société médiévale dans son ensemble, il avait l’audace de pratiquer des incursions en dehors de ses thématiques de recherche traditionnelles. En 2013, il publiait chez Fayard un superbe ouvrage sur les Chrétiens contre les Croisades : impeccablement documenté, d’une grande clarté et sans parti pris idéologique, ce livre mettait en lumière les résistances médiévales au projet d’une défense de la foi par la violence. À partir des écrits des théologiens des XIIe et XIIIe siècle, des chants des troubadours ou encore des manuels d’inquisiteurs, Martin Aurell présentait une croisade "à jamais ternie par son péché originel", bien plus ambivalente dans les mentalités médiévales qu’on ne l’imagine.

Martin Aurell était un inlassable passeur du passé

C’est un Moyen Âge hésitant avec lui-même, tâtonnant dans la recherche d’une vérité de l’action, qui émerge de ce livre et qui fascine le lecteur. En 2025 paraîtra d’ailleurs un ouvrage collectif intitulé Croisades : histoire et idées reçues, que Martin Aurell codirigeait, et dans lequel on trouvera des mises au point sur toute sorte de thématiques rigoureusement dépouillées de leur gangue de fantasmes : djihad, femmes, États latins d’Orient, sac de Constantinople… Dans un autre domaine, il s’était passionné pour les épées médiévales : les mythiques Excalibur, Durendal, Joyeuse, sont les héroïnes d’un très beau petit livre paru en 2020. De la forge incandescente aux deux glaives séparant symboliquement le politique du religieux en passant par les lames arthuriennes, Martin Aurell examine cet objet si lié à nos représentations du Moyen Âge avec brio et clarté.

Le dialogue histoire et société

Dans le monde universitaire, on ne compte pas les colloques qu'il a organisés, ni les séminaires en France et dans le monde où il acceptait volontiers de se rendre — au prix, parfois, d’une grande fatigue. Irremplaçable coordinateur d'événements, il laissait les chercheurs jeter des idées, interagir et avancer dans la compréhension du passé, dans une salle de colloque aussi bien qu'autour des bonnes tables de la cité pictavienne. Les catalogues d’expositions et les ouvrages coédités avec des partenaires régionaux qui jalonnent son immense bibliographie témoignent de sa capacité à faire dialoguer histoire et société. En retour, les frottements entre le passé et le présent alimentaient sa recherche et son enseignement, le conduisant à regarder toutes les séries inspirées par le Moyen Âge, de Kaamelott à Game of thrones. Il était aussi féru de roman historique et de fiction, qu'il recommandait avec un enthousiasme de lecteur non feint, et répondait volontiers aux sollicitations médiatiques, convaincu qu’il était du "devoir" du chercheur de mettre son travail à la disposition de la société.

Reste, tout entier, le paradoxe de la personnalité de cet immense historien. Car ce sont bien ces qualités humaines qui ont fait de Martin Aurell un chercheur et un homme si apprécié de ses pairs, de ses étudiants et du grand public, comme l’ont montré, de manière émouvante, les centaines de messages de condoléances reçus par ses amis et collègues au lendemain de son décès. Ce scientifique à la renommée internationale était d’une simplicité déconcertante dans les relations humaines comme dans les enseignements magistraux, et irradiait une douceur tranquille qu’on met difficilement en mots. Il avait la capacité de voir le meilleur dans son interlocuteur, et parfois de le lui révéler à lui-même, ce qui pouvait agir comme un remarquable stimulant intellectuel et personnel.

Un homme de foi

Celui qui collectionnait les distinctions universitaires était au privé un homme réservé, engagé dans l’Opus Dei, et très discret sur sa trajectoire académique. Homme de foi, il a cherché la vérité dans l'étude des sociétés du passé et ne s'est jamais dérobé devant les retours brûlants du Moyen Âge dans l'actualité. Loin de le conduire à idéaliser un ordre chrétien parfois fantasmé aujourd’hui, sa foi chrétienne informait son éthique professionnelle dans la poursuite de la vérité et le rendait capable de mettre à distance, sans s’en offusquer ni s’en moquer, tel traité clérical misogyne ou telle pratique de dévotion autour des reliques. Bienveillant sans être laxiste, ouvert au débat sans être relativiste, il a incarné cette qualité si rarement trouvée de manière authentique : la conviction que l'Autre a toujours quelque chose à m'apprendre. Il accordait la même attention aux remarques de ses étudiants qu’aux critiques de ses pairs, dans lesquelles il cherchait toujours l'intention positive. Sa disponibilité à ses étudiants en particulier était remarquable : le grand médiéviste leur ouvrait son carnet d’adresses avec une générosité inépuisable, et ne ménageait ni son temps, ni sa boîte mail, pour tenter d’arranger des situations de fragilité étudiante.

Sa mort a interrompu, bien trop tôt, une production scientifique brillante.

L’assistance si nombreuse à ses funérailles à Nantes, ce 13 février, en fut un témoignage poignant : doctorants, recteur d’académie, universitaires poitevins, parisiens et anglais, y côtoyaient ses proches nantais et barcelonais, dans un discret mélange des générations et des styles, tout à l’image de Martin Aurell. Sa mort a interrompu, bien trop tôt, une production scientifique brillante. Elle est aussi, pour ceux qui l’ont connu, un appel à reprendre le flambeau et à faire du professionnalisme irréprochable et de la bienveillance inconditionnelle, une manière chrétienne d’habiter le monde.

Bibliographie sélective : 

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