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Faut-il se dépasser ? Question incongrue, pensera-t-on, car réponse évidente. Un joueur de tennis estropié au troisième set arrache la victoire en boitant au cinquième, un marin solitaire ne dort que trois nuits par semaine, un cycliste finit la course en rampant avec son vélo sur le dos… et tous de vanter ces exemples admirables de dépassement de soi. Admirable dans le domaine sportif, du moins, le seul qui ne soit pas trop concerné par le soupçon d’élitisme qui touche les milieux intellectuels et artistiques. Les avis sont nettement plus partagés s’il s’agit de louer les mêmes efforts physiques mis au service d’une œuvre de l’esprit, mais c’est une autre affaire.
Bonnes et mauvaises raisons de se dépasser
Devant des exploits hors du commun, un brin d’esprit critique devrait pourtant amener à poser la seule question qui vaille : pourquoi (ou pour qui) le dépassement de soi a-t-il lieu ? Certes, la mollesse et l’avachissement sont rarement tenus pour des vertus. L’appel du pape François à sortir de son canapé et l’engagement scout à combattre sans souci des blessures peuvent avoir une grande fécondité. La parabole des talents, de son côté, suggère qu’on ne mérite un don que lorsqu’on le fait fructifier. Très bien. On pourra même dire avec Guillaumet : "Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait", laissant ainsi entendre que la force de la volonté distingue l’homme de l’animal.
Se dépasser, toutefois, ne peut aucunement être tenu pour bon en soi, tant les causes qui dictent l’effort extrême peuvent être douteuses.
Se dépasser, toutefois, ne peut aucunement être tenu pour bon en soi, tant les causes qui dictent l’effort extrême peuvent être douteuses. Après tout, plus encore que le scout, le djihadiste combat sans souci des blessures. L’athlète soviétique prêt à mourir pour démontrer la grandeur de l’URSS ou le sportif allemand tout dévoué au Reich se dépassaient. Est-il légitime de les donner en exemple ? Durant la Seconde Guerre mondiale, le projet des infirmières de première ligne de Simone Weil était nourri de la nécessaire distinction entre les raisons qui poussent à se dépasser : peut-on porter le même regard sur ceux qui sont prêts à toutes les souffrances pour le triomphe du Führer et sur celles qui panseraient des blessures au milieu des balles ?
Les saints ne sont pas des héros
D’autres se dépasseront sans servir d’autre cause qu’eux-mêmes, pour connaître une apothéose qui n’a rien à envier à la mégalomanie d’un empereur romain. Car le dépassement de soi peut être une des formes les plus exaltées de l’orgueil, démultipliée aujourd’hui par les gradins planétaires que sont les écrans. En ce sens, exalter à longueur de temps des sportifs qui se dépassent vous mène plus sûrement à la logique païenne des gladiateurs dans l’arène qu’à la foi chrétienne dans un messie crucifié.
Celui qui s’abaisse n’est bien sûr pas exempt des mêmes tentations que celui qui se dépasse, l’abaissement pouvant tout autant tourner à l’exploit narcissique. Viser la médaille d’or de la souffrance sacrificielle vous éloigne généralement de la véritable humilité. "Il est plus facile que l’on croit de se haïr, la grâce est de s’oublier", notait Bernanos. Grand admirateur des héros, il ne les confondait pourtant pas avec les saints et proposait un précieux garde-fou contre notre perpétuelle tendance à retomber dans des admirations païennes :
Les chrétiens ne sont pas des surhommes. Les saints pas davantage, ou moins encore, puisqu’ils sont les plus humains des humains. Les saints ne sont pas sublimes, ils n’ont pas besoin du sublime, c’est le sublime qui aurait plutôt besoin d’eux. Les saints ne sont pas des héros, à la manière des héros de Plutarque. Un héros nous donne l’illusion de dépasser l’humanité, le saint ne la dépasse pas, il l’assume, il s’efforce de la réaliser le mieux possible, comprenez-vous la différence ? Il s’efforce d’approcher le plus près possible de son modèle Jésus-Christ, c’est-à-dire de Celui qui a été parfaitement homme, avec une simplicité parfaite, au point, précisément, de déconcerter les héros en rassurant les autres, car le Christ n’est pas mort seulement pour les héros, il est mort aussi pour les lâches.
Se dépasser sans dépasser l’humanité, en somme. Se dépasser pour mieux se donner. On ne sort utilement de son propre canapé que pour se mettre au service d’un frère en humanité qui est en train de vomir ou d’agoniser sur le sien.