Campagne de Carême 2025
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L’enfance, avec la pauvreté, est sans doute ce que le monde moderne bafoue le plus. Le Christ a revêtu l’une et l’autre et les a rendues bienheureuses. Notre société les méprise, de façon très subtile. En ce qui regarde l’enfance, tout en couronnant l’enfant-roi, elle ne le respecte pas avant sa naissance et considère qu’il n’existe que s’il est accepté et revêtu par nous de son statut humain. Ensuite, elle fait tout pour le pervertir, dès les premières années, en l’exposant à ce qui lui est étranger et à ce contre quoi elle devrait être protégée. Hélas, même certains hommes d’Église participent à cette manipulation et violation de l’enfance ! Cela n’est pas neuf. Georges Bernanos voit la figure de la très jeune Jeanne comme celle de l’enfance intrépide écrasée par les puissants et les clercs intérieurement flaccides (Jeanne, relapse et sainte) :
Le cœur du monde bat toujours. L’enfance est ce cœur. N’était ce doux scandale de l’enfance, l’avarice et la ruse eussent, en un siècle ou deux, tari la terre. […] Notre Église est l’Église des saints. Mais qui se met en peine des saints ? On voudrait qu’ils fussent des vieillards pleins d’expérience et de politique, et la plupart sont des enfants. Or l’enfance est seule contre tous. Les malins haussent les épaules, sourient : quel saint eut beaucoup à se louer des gens d’Église ?
Redevenir un enfant
L’âge n’entre pas en ligne de compte pour faire perdurer l’enfance nécessaire. Le même écrivain confiera que le déroulement de sa vie importe peu pourvu qu’il demeurât jusqu’à son dernier souffle fidèle à l’enfant qu’il fut. Redevenir l’enfant que chacun fut, telle est l’invitation célèbre du Maître à ses disciples en plaçant un petit enfant au milieu d’eux : "En vérité, je vous le dis, si vous ne vous convertissez, et ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. Quiconque donc se fait petit comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des cieux" (Mt 18, 3-4). Et Jésus parle, durement, de ceux qui scandaliseront de différentes manières un enfant, tout en précisant mystérieusement que ces scandales sont nécessaires. Il annonce ainsi la sainteté, toujours esprit d’enfance, qui ne fleurit que dans la persécution ou l’incompréhension.
La caractéristique de l’enfance, lorsqu’elle peut s’épanouir avec le soutien et la sagesse de parents et d’éducateurs avisés, est une simplicité naturelle qui se ternit peu à peu avec les années qui passent, à moins justement de toujours cultiver ce qui permet de maintenir la fraîcheur et la spontanéité. S’ouvrir aux entreprises de l’âme, alors que tout semble mort ou perdu à la suite de la négligence qui s’installe avec l’âge, crée une nouvelle enfance. L’enfant, s’il n’est pas influencé par les influences néfastes qui peuvent exister autour de lui, est naturellement spirituel et il suffit de lui donner un peu de nourriture en ce domaine pour qu’il croisse. Il est toujours impressionnant de constater à quel point les âmes enfantines sont perméables à la grâce, sans effort. Dans Les Grands Cimetières sous la lune, Bernanos souligne que "le monde va être jugé par les enfants", tout au moins ceux dont le regard demeure pur et direct, qui ne sont pas encore entortillés dans les complications des adultes, que l’on ne dresse pas comme des petits singes à minauder et à imiter les vices des vieillards.
L’enfance voit le vrai fond des choses
L’écrivain remarque que "les petits enfants se moquent des ministres, mais ils prennent les rois au sérieux, les rois appartiennent à l’univers des enfants — l’univers des enfants où n’entrent jamais les ministres, les banquiers ou même, révérence gardée, les archevêques, à moins qu’ils ne soient des saints" (Nous autres Français). Le drame contemporain est que les rois et les saints ont été remplacés artificiellement par les robots et les dinosaures dans l’imaginaire hautement religieux des enfants. Et que le réel créé par l’imagination a cédé la place au virtuel des écrans. Les petits enfants deviennent ainsi très rapidement des petits vieux, aussi insupportables qu’une compagnie de pharisiens ou qu’une assemblée constituante.
Le jeune Michel Forest, fils aîné du philosophe Aimé Forest, mort tragiquement à l’âge de 18 ans dans l’horreur d’Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944 — avec son frère cadet — laissa derrière lui de puissants écrits dans lesquels se dessinait une haute destinée. Il y réfléchit notamment sur l’autre et sur l’enfant : "Contrairement à ce qu’on dit, ils ne vivent pas pour eux ; par eux-mêmes, ils se croient les personnages du rêve d’un autre ; ils ne savent pas qui est l’Autre, mais ils ne doutent pas de son existence" (cité par Aimé Forest, Nos promesses encloses). Les comparant avec les hommes de l’absurde à la Sartre, alors à la mode, il note que "jamais dans l’enfance il n’existe un tel sentiment de l’absurdité du monde et de la vie, et de son caractère inconsistant". Et il continue :
L’enfance voit le vrai fond des choses en voyant toujours autre chose. Même dans ses pires tourments et ses plus grandes terreurs imaginaires, dans ses plus grandes lassitudes devant un monde qui semble absurde, notre enfance voit autre chose, elle sent une autre réalité ; cette enfance qui croit qu’elle se passe dans le rêve d’un Inconnu croit à cet Inconnu ; elle ne l’imagine ni ne le définit, il est. Cette enfance dont on pourrait mettre en doute la valeur a le sentiment d’un autre être qu’elle-même ; il existe autre chose" (Idem).
La simplicité de l’âme
La plupart des enfants ne craignent pas la mort car réside en eux cette certitude que le monde qui les entoure n’est pas le mot final. L’angoisse surgira par la suite, en grandissant et en se confrontant à la grande peur de la société à ce sujet. Ce n’est sans doute pas par hasard que lors de bien des agonies d’adultes et de vieillards, remonte alors à la surface la suavité de l’enfance, tel le soldat expirant avec le mot "maman" aux lèvres. Nous sommes rattrapés par notre enfance, y compris lorsque nous avons tout mis en œuvre, tout au long de l’existence, pour l’étouffer et la gommer. Comme le dit la Prieure à Blanche dans les Dialogues des Carmélites, "cette simplicité de l’âme, ce tendre abandon à la Majesté divine […], nous consacrons notre vie à l’acquérir, ou à le retrouver si nous l’avons connu, car c’est un don de l’enfance qui le plus souvent ne survit pas à l’enfance… Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore".
Malgré tout, l’enfant en chacun d’entre nous est le plus immortel de nos visages successifs. Il ne s’agit pas d’idéaliser l’enfance mais de la conserver dans ce qu’elle possède de plus pur et de plus abandonné, puisque la confiance est la caractéristique du petit être qui est dépendant des autres. Cette enfance peut toujours ressusciter d’entre les morts. George Bernanos se confie ainsi : "Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père" (Les Grands Cimetières sous la lune).
Notre voix enfantine
En cette année sainte de l’Espérance, il est bon de se souvenir qu’elle est vertu d’enfance car c’est toujours notre voix enfantine qui résonne dans notre cœur pour nous sortir du sommeil, nous rappeler à l’ordre, à condition de ne pas l’avoir bâillonnée. Nous marchons sans cesse, et nous nous reposons, entre le bœuf et l’âne. Bernanos encore donnait ce conseil à Maria-Helena Lima, dans une lettre de 1940 (Correspondance, tome II, 1934-1948) :
Soyez fidèles aux poètes, restez fidèle à l’enfance ! Ne devenez jamais une grande personne ! Il y a un complot des grandes personnes contre l’enfance, et il suffit de lire l’Évangile pour s’en rendre compte. Le Bon Dieu a dit aux cardinaux, théologiens, essayistes, historiens, romanciers, à tous enfin : "Devenez semblables aux enfants." Et les cardinaux, théologiens, historiens, essayistes, romanciers répètent de siècle en siècle à l’enfance trahie : "Devenez semblables à nous".
Ne nous trahissons pas nous-mêmes et arrosons chaque jour ce qui subsiste d’enfance en nous car c’est elle qui passera par la porte étroite.

