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Il y a soixante-dix ans, en 1955, la Madone Sixtine, ce tableau de Raphaël subtilisé par l’Armée Rouge dix ans auparavant, est exposé au public à Moscou, avant d’être rendu au musée allemand de Dresde. L’artiste de la Renaissance y représente le divin qui vient à la rencontre des hommes. Aux pieds de cette Vierge à l’Enfant, deux saints semblent prendre le public à témoin…
Le journaliste soviétique agnostique Vassili Grossman, futur auteur du roman Vie et Destin qui sera un Guerre et Paix du XXe siècle, découvre l’œuvre, bouleversé. Il y voit le visage de l’humanité souffrante et triomphante, lui qui a vu l’horreur des camps de concentration nazis et du goulag soviétique. Il publiera sur la Madone un essai saisissant.
Un visage "plus adulte que celui de sa mère"…
Sur ce tableau de Raphaël, les yeux inquiets de cet Enfant Jésus sont tournés vers l’Au-delà d’une intériorité transcendante. Ils paraissent percevoir des perspectives tragiques : le visage de ce nouveau-né que la jeune Madone tient dans ses bras, appelé à être le Sauveur de l’humanité, "semble plus adulte que celui de sa mère", observe Grossman, jugeant qu’un regard "aussi triste et aussi grave", dirigé à la fois "droit devant lui et à l’intérieur de soi-même, est capable de voir le destin".
On évoque ici la perspective du Golgotha et "la croix monstrueuse" destinée à reposer "sur cette petite épaule qui ressent pour l’instant la chaleur du sein maternel…" Cette jeune mère "offre son enfant au destin" sans le cacher, alors que leur vie terrestre va les séparer. S’il voit en elle "la fragilité d’une jeune fille", Grossman y découvre "le mystère de la maternité" et une beauté "universelle" : à travers l’image de l’âme maternelle, il perçoit l’âme et le miroir de l’humanité. Il y décèle "quelque chose d’inaccessible à la conscience humaine", dans ce qui relève du domaine surnaturel du Cœur, aurait dit Pascal… "En ces temps de fer, la mort de la vie n’est pas sa défaite", proclame Grossman, pour qui "la vie est le miracle de la liberté". Et "la violence la plus puissante, la plus absolue, ne peut asservir cette force, elle peut seulement la tuer". Car la Madone et le Christ intemporel "sont invincibles".

La Madone est "immortelle"…
Évoquant le rôle de l’art pour la conscience humaine dans son récent ouvrage Réenchanter le monde, le philosophe Étienne Barilier cite comme un "exemple extraordinaire" la réaction de Vassili Grossman et de Varlam Chalamov, "deux très grands témoins des horreurs du XXe siècle" devant la Madone Sixtine de Raphaël : "Ils y voient, non point en beauté seulement, mais aussi en vérité, la souffrance humaine et l’espérance humaine." Dès son premier regard sur cette "jeune mère tenant un enfant dans ses bras", l’idée s’impose à Grossman que la Madone "est immortelle"… Ce chef-d’œuvre de la Renaissance déjà mentionné par Dostoïevsky inspirera aussi en 1955 à Moscou un écrivain rescapé du Goulag sibérien, Varlam Chalamov, fils d’un prêtre orthodoxe.
Correspondant de guerre à Stalingrad et dans les camps de la mort, Vassili Grossman, comme il en avait le pressentiment, a perdu sa mère, tuée par les nazis en Ukraine à l’automne 1941. Son regard sur la Madone Sixtine évoque chez lui ce douloureux deuil personnel, qui suit aussi la mort d’un oncle fusillé sous Staline dès 1938. Il lui rappelle le souvenir des massacres du nazisme et du communisme. Mais "ce qu’il y a d’humain en l’homme continuait à exister alors qu’on le clouait sur des croix et qu’on le torturait dans des prisons". La Madone avec son enfant dans les bras, "c’est ce qu’il y a d’humain en l’homme, et c’est là son immortalité". Et Grossman témoigne : "Nous les hommes, nous l’avons reconnue, nous avons reconnu son fils : leur destin, c’est nous."
La vie et la liberté ne font qu’un
Une fois décidé le retour de cette œuvre d’art en Allemagne, en regardant partir la Madone sixtine, Grossman exprime sa foi "que la vie et la liberté ne font qu’un, qu’il n’est rien de supérieur à ce qu’il y a d’humain en l’homme". À ses yeux, "c’est cela qui vivra éternellement et qui triomphera".
