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Agriculteurs : “Cette crise, c’est la descente aux enfers pour beaucoup”

Manifestation des agriculteurs et vignerons à Carcassonne, dans le sud-ouest de la France, le 30 novembre 2024.

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Cécile Séveirac - publié le 31/01/25
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Le sanctuaire du Sacré-Cœur de Paray-le-Monial accueillera des centaines d'agriculteurs à l'occasion du jubilé agricole les 1er et 2 février. Organisé par l'association des Journées paysannes, cet événement spirituel tente d'insuffler un peu d'espérance dans un monde paysan en pleine dépression. Sa présidente, Emmanuelle François, revient pour Aleteia sur la crise qui broie le secteur agricole.

Le sanctuaire de Paray-le-Monial accueillera les 1er et 2 février le Jubilé du monde agricole. Plus de 400 agriculteurs sont attendus pour participer à cet événement spirituel inédit organisé par les Journées paysannes, association qui veut créer du lien entre paysans chrétiens, unis par des temps de prière, de rencontre et d'échanges. Le jubilé aura pour thème "Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau" (Mt 11, 28), un choix symbolique au vu de la profonde détresse traversée par les professionnels du monde paysan depuis ces dernières années. "Cette souffrance n'est pas nouvelle. Elle dure depuis longtemps, mais elle ose enfin s’exprimer parce qu'il y a un trop-plein", témoigne à Aleteia Emmanuelle François. Agricultrice et présidente des Journées paysannes, elle détaille les difficultés et les enjeux auxquels sont confrontés les agriculteurs d'aujourd'hui, leur solitude, et le rôle que peut jouer l'Église auprès de ses fils qui chérissent la terre, mais se sentent plus que jamais abandonnés. Entretien.

Aleteia : Pourquoi les agriculteurs français sont-ils en souffrance ? Que dénoncent-ils et quelle est la nature exacte de leur colère, de leurs revendications ?
Emmanuelle François : Cette souffrance n'est pas nouvelle. Elle dure depuis longtemps, mais elle ose enfin s’exprimer parce qu'il y a un trop-plein. La principale cause de cette souffrance réside dans une profonde perte de confiance, qui se traduit à plusieurs niveaux. D’abord, le modèle agricole actuel a cassé les relations de confiance entre les agriculteurs : ils travaillent moins ensemble, et sont souvent seuls dans leur exploitation. Ensuite, il y a bien sûr une perte de confiance envers l'État qui les entraîne malgré eux dans une course à l’agrandissement, à la perfection technique, et qui les attaque sur leurs pratiques. L’exemple le plus courant est celui des produits phytosanitaires, sur lesquels ils ont été encouragés dans un premier temps, avant qu’on leur tape finalement dessus. En parallèle, on continue d’importer des produits qui n'ont pas subi les mêmes contraintes de production. Prenons les néonicotinoïdes, produit qu'on mettait sur les betteraves pour empêcher les pucerons de les abîmer. Il a été interdit par la France. Cette interdiction mène à une baisse de la production. Plusieurs sucreries ont déjà fermé leurs portes (six au total depuis 2019, N.D.L.R.). Que va-t-on faire lorsqu’elles cesseront toutes leur activité ? Nous priver de sucre ? Naturellement non. Il faudra donc aller chercher le sucre… à l'étranger. L’ensemble de ces mesures prises par nos dirigeants détruit le lien de confiance avec eux.

Quand on ne connaît pas, on ne regarde pas, et qu’est-ce que le mépris sinon le fait de ne pas regarder quelqu’un ?

Nous perdons aussi confiance en nous-mêmes. Cette crise, c’est la descente aux enfers pour beaucoup. Rappelons que le taux de suicide est particulièrement élevé : deux agriculteurs se suicident par jour, et avec le Covid, les suicides ont été tellement importants qu’il a même fallu ouvrir des cellules de crise pour les conseillers agricoles, qui trouvaient un suicidé quasi quotidiennement dans leurs exploitations. Enfin, il y a une perte de confiance aussi dans la terre elle-même : avec ce modèle, la terre doit rapporter, c'est tout. Le risque, c’est que la relation de confiance, d'amour, de don, soit anéantie.

Les Français, ou en tout cas une partie, ont-ils perdu ce lien avec la terre et donc avec les agriculteurs, et plus largement les paysans ?
Je pense qu’une partie de la France a de moins en moins de contact avec les métiers de la terre. Pendant longtemps, on a tous eu un pied dedans, avec un agriculteur au moins dans son entourage. Aujourd’hui, c’est terminé. Les fermes disparaissent, il n’y a plus de transmission. On a de moins en moins de liens réels avec une famille d'agriculteurs, et le fossé se creuse avec des modèles de vie trop différents et trop déconnectés les uns des autres. Toute la vie des agriculteurs est basée sur la nature, le temps, le rythme des saisons… Les citadins sont dans la rapidité, le "tout tout-de-suite". Les premiers sont enracinés, attachés à leur terre, les seconds peuvent partir au gré des opportunités qui se présentent, sont libres dans leurs mouvements et dans leurs choix. Un agriculteur ou un éleveur ne peut pas partir comme ça, ne serait-ce qu’en vacances : il y a une moisson à faire, un veau à faire arriver. On se plie devant la nature. Cela a l’air de rien comme ça. Pourtant, cette fracture dans le mode de vie – qui vient surtout des grandes villes - entraîne une vraie différence de mentalité, et du même coup un manque de connaissance de ce que représente la vie paysanne. Cette méconnaissance entraîne une forme de mépris. Car quand on ne connaît pas, on ne regarde pas, et qu’est-ce que le mépris sinon le fait de ne pas regarder quelqu’un ? Malgré tout, je suis intimement convaincue que le "fond paysan" des gens demeure. Nous l’avons vu lors des manifestations : les gens nous ont soutenu, témoigné des gestes d'amitié. Il y a une catégorie de gens qui méprisent vraiment la paysannerie, mais ce n'est pas la majorité.

Quelles seraient les solutions à apporter à cette crise ? Comment envisagez-vous l'avenir ?
Il faudrait commencer par ne pas signer l’accord UE-Mercosur… Et arrêter de mettre cette pression constante sur les paysans. Pour cela, il faudrait obtenir la dissolution de l’Office français de la biodiversité (établissement public dont les inspecteurs sont chargés de contrôler les agriculteurs pour s’assurer du respect de la biodiversité, N.D.L.R.) qui crée un climat de suspicion permanente. En plus d’une lourdeur administrative et normative qui nous étouffe, on souffre maintenant de l'idéologie : on ne peut plus discuter sous prétexte d'écologie. Les agriculteurs vivent avec la nature, ils la connaissent et ils l’aiment. Il y a des progrès à faire, c'est indéniable, mais il est devenu impossible de faire entendre la voix agricole au milieu de tout ça.

Il faut avoir une réflexion de fond pour renouer la confiance entre les acteurs, réapprendre à se connaitre sans se juger.

Mais cela ne résoudra pas tout, car le problème est plus profond que ça. Il faut avoir une réflexion de fond pour renouer la confiance entre les acteurs, réapprendre à se connaître sans se juger. Et permettre à nos dirigeants de comprendre la complexité des choses. Ils sont complètement déconnectés ! Cela s’est aggravé avec la suppression du corps préfectoral, qui permettait de mettre de l’huile dans les rouages et de créer un intermédiaire avec des préfets qui connaissaient les territoires.

Comment l'Église manifeste-t-elle sa présence au milieu de cette souffrance ?
Les prêtres et les évêques manifestent leur présence réconfortante dans les moments difficiles. Mais ça ne suffit pas, il faudrait une présence au quotidien. Au niveau institutionnel on a plutôt l'impression d'une grande absence. Les évêques de France font un tour au salon de l'agriculture une fois par an, mais il n’y a pas d'accompagnement pour essayer de réfléchir à un moyen de sortir de la crise et montrer son sens profond. Car la crise est agricole, mais elle est aussi sociétale. Les évêques pourraient former leurs prêtres en paroisses rurales à la dimension agricole, pour mieux connaître la détresse des agriculteurs de leurs paroisses. Je suis consciente qu’ils sont surchargés, et peu nombreux. Mais leur présence est indispensable.

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