Le pape François a annoncé début juin qu'il préparait un document sur le Sacré-Cœur. C’est sans doute, de la part de l’actuel successeur de Pierre, un contrepied de plus, car il ne semble pas qu’une attente se manifeste. Il a été rappelé que ce culte est tombé en désuétude vers le milieu du XXe siècle, avant même Vatican II. Il a longtemps été promu par les jésuites, et le pape argentin en est un. Mais on ne peut pas dire que ç’ait été ces derniers temps une priorité pour la Compagnie. Il y a des soupçons de sentimentalisme. La dévotion est aussi liée à un certain antimodernisme, puisque affichée sur les bannières des chouans (1792-1800), et plus tard des zouaves pontificaux (patriotes mais monarchistes) à la fin du règne de Napoléon III.
De Paray-le-Monial à Montmartre
La basilique de Montmartre, dédiée au Sacré-Cœur, a même été interprétée comme une réprobation de la Commune de 1871. Or c’est abusif, car sa construction a été motivée par un "Vœu national" prononcé antérieurement, sous le coup de la défaite de 1870, due selon les promoteurs à l’immoralité du Second Empire. S’ils ont bien sûr été choqués par les violences occasionnées par l’insurrection à Paris, ils n’étaient pas moins critiques que les Communards de l’affairisme cynique de la bourgeoisie voltairienne de l’époque. Le monument qui couronne la butte n’a été édifié que grâce à un vaste mouvement populaire, avec de modestes souscriptions venues pendant des décennies de toute la France, sans coûter un sou à l’État.
Le culte du Cœur du Christ doit certainement beaucoup aux révélations dont a bénéficié, à Paray-le-Monial en Bourgogne, sainte Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690), visitandine — donc "fille" de saint François de Sales (1567-1622) et de sainte Jeanne de Chantal (1572-1641). Son directeur spirituel était un jésuite, saint Claude La Colombière (1641-1682), et il a eu des continuateurs dans sa congrégation. La spiritualité ainsi lancée a concentré ses efforts sur des dévotions privées soutenues par des images du Cœur transpercé (Jn 19, 34), et pour obtenir l’instauration d’une fête solennelle. Après avoir été autorisée dans divers pays (Espagne, Pologne, France) au XVIIIe siècle, celle-ci est inscrite en 1856 au calendrier liturgique de l’Église universelle, le troisième vendredi après la Pentecôte.
Une tradition mystique
Mais il s’agit là de formalisations d’une substance mystique qui est discernable bien avant le XVIIe siècle et le contexte culturellement et politiquement tourmenté du XIXe, et qui est bien plus riche que ce qui en a été alors retenu. La symbolique du Cœur humain qu’a et garde le Fils de Dieu, puisqu’il a pris chair et est ressuscité, intéresse déjà au XIIe siècle saint Bernard de Clairvaux et les bénédictins, au XIIIe saint Bonaventure et les franciscains, et encore les chartreux, les dominicains — et les jésuites donc à partir du XVIe. La belle prière de saint Ignace de Loyola, « Âme du Christ, sanctifie-moi… », contient quasiment toutes les composantes du culte multiséculaire du Cœur du Christ — sans le nommer.
Même chose dans le renouveau que l’abbé Henri Bremond (1865-1933) a appelé l’ "École française de spiritualité". Son initiateur, qui importe en France le Carmel de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) et saint Jean de la Croix (1542-1591), ainsi que l’Oratoire de saint Philippe Néri (1515-1595), est le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629). Il donne un sens assez précis au mot "cœur" qu’emploieront plus tard, et chacun de son côté, saint Jean Eudes (1601-1680) et sainte Marguerite-Marie. Il invite en effet à considérer ce que Jésus a vécu intérieurement tout au long de sa vie terrestre, en soulignant que rien de tout cela n’est effacé ni oublié dans sa vie de Ressuscité au ciel : il n’a évacué aucun de ces "sentiments", qui restent agissants dans le monde. Bérulle parle de "la permanence des états" du Christ.
Le Cœur humain du Ressuscité
Ces "états" (attitudes, dispositions, mouvements de l’âme) sont connaissables ici-bas, d’abord parce que le Christ demeure humain. Ensuite grâce à sa Parole vivante (He 4, 12), qui exprime tout cela et le révèle en produisant des effets. Enfin parce que l’Esprit saint, qui a déjà inspiré la rédaction des Écritures, guide aussi leur compréhension (Jn 14, 16 et 26). Le mot "cœur" prend ici son sens biblique, comme siège non seulement des émotions réactives et pulsions, mais encore de la pensée, des intentions, du jugement et de la volonté — autrement dit le centre vital de la personne, ce qui oriente toute son existence et fait son unité (Mt 6, 21).
L’attention portée au Cœur du Christ découvre bien sûr avant tout l’amour miséricordieux. Mais à la condition d’une conversion.
L’attention portée au Cœur du Christ découvre bien sûr avant tout l’amour miséricordieux. Mais à la condition d’une conversion. Car il s’agit non pas de projeter sur Jésus ressuscité un idéal humain d’inépuisable bonté unilatérale, mais de se laisser entraîner dans son obéissance au dessein son Père et à l’Esprit qu’il ne reçoit que pour l’envoyer, et aussi dans son souci bienveillant de chacun. Cette démarche n’est pas purement imaginative. Elle est objectivée d’un côté par la Bible et l’Évangile où ce Cœur parle en s’ouvrant sans attendre la Passion, et de l’autre par la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, où il offre sa vie et y donne part en une communion non seulement physique, mais encore et plus originellement spirituelle. La Parole de Dieu et la messe procurent un seul et même pain (Jn 6, 48-51 ; Mt 4, 4 et 26, 26).
Le Cœur eucharistique
L’adoration contemplative (silencieuse) et perpétuelle du Saint-Sacrement exposé est précisément la forme qui, plus par piété intuitive que par réflexion théologique (semble-t-il), a été adoptée à Montmartre pour le culte du Sacré-Cœur. Cela reprend et prolonge la dévotion de sainte Marguerite-Marie pour Jésus-Hostie, et n’empêche bien sûr pas et même requiert la célébration de la messe et les liturgies. Mais, alors qu’au XIXe siècle le culte s’est développé surtout dans sa dimension collective (et patriotique), le face-à-face (ou cœur-à-Cœur) avec le Christ eucharistique implique une relation personnelle, immédiate mais prolongée avec Dieu. Un exemple éclatant est saint Charles de Foucauld (1858-1916) : il passe des heures devant le tabernacle et arbore sur son vêtement blanc un cœur rouge surmonté d’une croix.
Cela répond à une des exigences qui renouvellent le christianisme au XXe siècle, en écho positif à l’individualisme stimulé par l’élévation du niveau de vie. C’est ce que saisit bien Mgr Maxime Charles (1908-1993), fondateur du Centre Richelieu (l’aumônerie des étudiants de la Sorbonne) en 1944. Le Sacré-Cœur de Montmartre lui est confié en 1959. Il se réfère à Bérulle pour montrer que les "sentiments" du Christ (Ph 2, 5) sont toujours actuels et vifs, et animent le Saint-Sacrement exposé. Et, afin de nourrir la contemplation, il tire encore parti d’un autre aspect du renouveau catholique au XXe siècle : la familiarisation des laïcs avec la Bible (Ancien et Nouveau Testaments). Il propose ainsi de guider l’adoration par la méditation de textes consonants des Écritures, devant le Verbe "refait" chair, qui ne reste pas muet et ouvre les richesses de son Cœur (Ep 3, 8) par ce qu’il en révèle dans sa Parole.
Pour accueillir ce que dira le Pape
On ne peut préjuger de ce qu’écrira le Pape. Mais il est déjà sûr que l’attention au Cœur du Christ, loin d’être une vieillerie dépassée, s’inscrit dans une tradition bien antérieure à son épanouissement entre le XVIIe siècle et le début du XXe. Et surtout, elle conforte en les conjuguant deux aspects actuels du perpétuel ressourcement de la foi : d’une part le désir d’un rapport personnel et intime avec Jésus ; d’autre part la connaissance des "pensées" de Dieu (Is 55, 8-9 ; cf. Mt 16, 23) au travers des Écritures. Ce n’est peut-être pas à une demande explicite que le texte du Pape répondra, mais certainement à des aspirations profondes.