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Les animaux à leur juste place

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Les rats ont investi les rues et parcs de Paris.

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Jeanne Larghero - publié le 17/05/24
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La rupture de l’harmonie de la nature engendre des désordres auxquels la raison doit remédier : tel est le sens du procès fait jadis aux animaux qui en prenaient trop à leur aise ! Ce détour historique pittoresque permet à la philosophe Jeanne Larghero de montrer ce que peut être une juste relation au monde animal : chacun à sa juste place.

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On sait les Parisiens râleurs, les voilà excédés : difficile de faire un pas dans la rue sans croiser… un rat. Or depuis quelques années, la littérature abonde sur d’étranges coutumes : du XIIIe au XVIIIe siècle, il n’était pas rare d’intenter des procès… aux animaux. À Falaise en 1387, une truie est citée à comparaître devant un tribunal, pour avoir dévoré, aidée de ses porcelets, un pauvre nourrisson du voisinage. Les porcelets sont acquittés, mais la truie écope d’une condamnation à mort, exécutée en public, sous les yeux des paysans, hommes, femmes, enfants et petits cochons compris. 

Des procès de cochons, dans neuf cas sur dix 

En 1510, c’est toute une population de rats qui fait l’objet de plaintes : les greniers à blé de la ville d’Autun ont été dévastés. Les rats sont avisés par trois fois par une requête publique affichée à hauteur de rat, le temps nécessaire à leur comparution leur est octroyé, et grâce à la mémorable plaidoirie de l’avocat Chasseneuz, l’excommunication leur est épargnée. Chasseneuz ne manque pas d’expliquer leur absence au procès par la publicité qui en a été faite : les chats désormais avertis étaient aux aguets, prêts à s’attaquer aux rats qui auraient pu prendre en famille le chemin du tribunal. Les rats sont alors enjoints de migrer vers un territoire voisin que la commune laissera à leur disposition temporaire, et invités à rejoindre la procession réparatrice. 

En 1554, l’évêque de Lausanne excommunie les sangsues qui s’attaquent en escadrille aux poissons du lac. En 1596, ce sont les dauphins ayant envahi le port de Marseille qui font l’objet d’un bannissement prononcé par l’évêque de Cavaillon, sentence assortie d’un exorcisme : les dauphins se le tinrent pour dit et quittèrent le port pour d’autres eaux plus hospitalières… et probablement plus poissonneuses. Des procès se tinrent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ; on en compte une centaine, avec une surreprésentation des procès de cochons, dans neuf cas sur dix : présents partout, en ville comme à la campagne, ils avaient une fâcheuse tendance à faire leur déjeuner de tout ce qui leur passait sous le groin, petits d’homme compris.

La raison plus que la superstition

Ces procès reviennent ces dernières années sur le devant de la scène, pour deux raisons différentes. Certains y voient l’occasion de fustiger l’obscurantisme de l’Église, l’ignorance crasse et la crédulité de ses fidèles, et se réjouissent que le siècle des Lumières ait mis un coup de frein à ces pratiques douteuses. Mais d’autres y voient au contraire une preuve qu’il faut revenir aux temps édéniques où l’on reconnaissait que vaches, cochons et couvées sont doués comme les humains de conscience, et à ce titre sujets des mêmes droits, on connaît les arguments des mouvements animalistes sur la question. 

Êtres humains et animaux appartiennent tous deux à "la communauté des créatures de Dieu".

En réalité, ni obscurantisme ni animalisme dans ces pratiques. Paradoxalement, ces procès témoignent d’abord d’une lutte contre l’obscurantisme. À une époque où insecticides et pesticides n’existent pas, on a vite fait d’accuser Dieu d’envoyer des châtiments, on a vite fait également de recourir à la magie ou au charlatanisme pour éloigner les mauvais esprits. Il s’agissait alors de recourir à la raison plutôt qu’à la superstition : à un méfait une cause, c’est pourquoi la justice humaine ne reste pas inerte. Les enfants comme les petits cochons étaient invités à assister aux condamnations, comme pour dire "ici on ne laisse pas le crime impuni, ici on protège les victimes, ici on se soucie de ne pas instaurer un régime de vengeance". C’est tout un ordre naturel et social qui est ici en jeu. 

Chacun à sa juste place

Une conviction fondamentale présidait donc à ces procès. Êtres humains et animaux appartiennent tous deux à "la communauté des créatures de Dieu". À ce titre, ils partagent une création commune, une nature voulue par Dieu dans laquelle chacun à sa juste place. Si cette harmonie a été rompue par l’un ou l’autre, alors il faudra rétablir cet ordre, et selon une procédure qui manifeste à quel point cet ordre est précieux et mérite d’être préservé. C’est pourquoi on tient un procès. Les procès rappellent la juste répartition faite par Dieu des biens naturels : peut-on reprocher aux rats de s’être nourris de grains puisque Dieu a voulu en les créant qu’ils se nourrissent de grain ? Telle fut la célèbre défense de leur avocat.  Et si l’excommunication est prononcée, c’est le pire des châtiments : que reste-t-il à celui qui ne peut plus se dire créature de Dieu ? Le voilà déchu. 

En dépit de leur archaïsme indéniable, ces procès sont riches d’un enseignement utile, et témoignent d’une forme de relation au monde animal qui peut être source d’inspiration : tous partagent le même jardin, et chacun à sa juste place.

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