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Réformes sociétales : pourquoi l’Église ne peut pas se taire

Jean Duchesne - publié le 01/05/24
La résistance de l’Église aux réformes « sociétales » semble vaine. Mais elle est fidèle à sa mission, car à travers ses objections, même rejetées, analyse l’essayiste Jean Duchesne, la foi « travaille » la société.

Les catholiques français ont déjà perdu bien des batailles depuis que l’État s’est séparé de l’Église en 1905. Et ce n’était pas leur première défaite : le divorce avait déjà été légalisé en 1884, après une première tentative en 1792 dans le cadre de la déchristianisation révolutionnaire. Il y a eu depuis, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, une série de nouveaux échecs : la contraception (1967), l’avortement (1975 et 2024), la PMA (1994 et 2021), le « mariage pour tous » (2013)… Et il y aura probablement bientôt, malgré toutes les objections, l’« aide à mourir ». L’aboutissement logique de cette succession d’« abolitions de l’homme » (comme disait C.S. Lewis), risque d’être la conversion en engrais des restes des défunts. Dans ces conditions, vaut-il encore la peine de se battre ? Eh bien oui, décidément.

La tentation du repli

Face à un mouvement apparemment aussi irrésistible, on peut être tenté d’abandonner ce monde à ses pulsions suicidaires et de le laisser courir à sa perte, comme ce troupeau de porcs qui, possédé par d’innombrables démons, se précipite du haut d’une falaise dans la mer de Galilée. Mais ce n’est pas une solution satisfaisante, car Jésus, qui a ainsi permis aux esprits mauvais de rester dans le pays, n’entend pas s’imposer aux habitants qui, effrayés par ses pouvoirs, préfèrent qu’il s’éloigne. Et ils n’écouteront donc sans doute pas l’homme qu’il a exorcisé et auquel il a demandé de « raconter ce que Dieu a fait pour lui » (Lc 8, 26-39).

Le Christ attend que témoignent ceux qu’il émancipe du Mal par le baptême et dont il renouvelle la libération dans les sacrements.

Il faut alors résister à l’envie de se retrancher dans une chapelle de fidèles en attendant d’hypothétiques jours meilleurs. D’abord parce que le Christ attend que témoignent (sans crainte d’être rejetés) ceux qu’il émancipe du Mal par le baptême et dont il renouvelle la libération dans les sacrements de la miséricorde et de l’eucharistie. Ensuite parce que ne pas s’enfermer dans un silence impuissant n’est pas simplement un devoir dérivé du principe qu’on n’a part à la vie divine qu’en la transmettant à tout vent, puisque c’est sa dynamique propre. Parler publiquement est aussi, en effet, une nécessité pratique et concrète. On peut dire qu’à ce niveau existentiel, comme sur les plans spirituel et spéculatif, la foi n’abolit pas et au contraire stimule la rationalité la plus ordinaire et strictement humaine.

Médiations sociales et institutionnelles

Se contenter d’un statut marginal en se voyant comme une élite relève d’un réalisme un peu court, qui n’est pas celui du Christ. Il envoie ses apôtres convertir non pas des individus isolés, capables de susciter des minorités influentes, voire d’exercer localement du pouvoir, mais des nations entières (Mt 28, 19). Autrement dit, même s’il sait bien que ce qui compte est l’accueil personnel — intime même — et transformant de la Bonne Nouvelle, Jésus n’ignore pas l’importance des médiations sociales et institutionnelles. Son réalisme est plus radical et plus ample que celui qui engendre une modeste (et passive) prudence : il est conscient que les siens ne deviennent pas infaillibles, sont fatalement tentés et ont besoin d’être collectivement soutenus par leur environnement culturel, parce que la foi déborde inévitablement du cadre cultuel et ecclésial, et imprègne les mœurs et l’esthétique.

FRANCE MAY 25 1968
Mai 68 place de la Sorbonne à Paris

Il est de bon ton aujourd’hui de décrier la notion de civilisation chrétienne et de souligner que la chrétienté médiévale avait bien des imperfections, qu’elle n’est pas un modèle qu’il suffirait de reproduire, etc. Il n’empêche que la présence publique et active de la foi, même indirecte, sans profession explicite, engageait à ne pas l’ignorer et à au moins s’interroger et s’ouvrir. Il serait présomptueux de décréter que ces cheminements souterrains n’ont servi et ne serviront jamais à rien. On ne peut pas savoir jusqu’où Dieu dans sa miséricorde pallie les approximations de piétés conformistes ou dubitatives, mais on n’a pas le droit de l’exclure. Même les plus grands saints n’inventent pas tout seuls la ferveur qu’ils développent, et ils ont encore besoin de la clémence divine. Chacun sait d’expérience que l’entourage, le milieu ou l’ambiance peut aider à surmonter ses propres déficiences, mais également véhiculer les tentations. D’où l’importance vitale d’expressions et d’échos de la foi dans l’air du temps.

« Oui, l’Église fait de la politique »

En tout cas, le message évangélique n’est pas porté dans des relations interpersonnelles uniquement. Il l’est aussi par les clochers et les croix dans les paysages, et par les lois. Celles-ci traduisent une conception de la dignité et de la vocation de l’homme qui n’est forcément pas sans rapport avec la foi. Quand l’anthropologie qu’elle anime est refoulée (par exemple manipulations des début et fin de vie ou gommage de la différenciation sexuée), un brin de lucidité incite à alerter et protester en expliquant. Même chose quand l’enjeu est la liberté religieuse ou d’enseignement, comme lors de la « bataille de l’école » en 1983-1984. 

Les chrétiens font de la politique [...] sans « obligation de résultat », en suivant le Christ qui a humainement échoué après avoir prêché, et pourtant pas en vain.

Si bien que, comme l’a admis à l’époque dans une interview le cardinal Lustiger : oui, les chrétiens (et donc l’Église) font de la politique. Mais sans que tous les coups soient permis, sans viser la domination et même sans « obligation de résultat », en suivant le Christ qui a humainement échoué après avoir prêché, et pourtant pas en vain. Les croyants se sont bien défendus il y a quarante ans. Ils ont nettement moins réussi avant et depuis. L’essentiel est que ce qui découle de la foi et peut permettre d’y remonter ne reste pas étouffé dans la sphère du privé, mais se manifeste dans l’espace public, même si c’est pour être moqué et réprimé. C’est la lumière à ne pas cacher sous le boisseau, sans s’inquiéter de savoir si elle sera remarquée, ignorée ou occultée (Mt 5, 15). Une autre métaphore évangélique invite à semer sans se poser trop de questions sur la qualité du sol ni exiger de récolter soi-même (Lc 8, 4-15).

Quand Jean Daniélou rejoint Pierre de Coubertin

Le devoir de ne pas renoncer à parler et argumenter sans s’attendre à triompher chaque fois a été brillamment justifié il y a près de soixante ans (1965) par Jean Daniélou (1905-1974), alors érudit patrologue et jésuite médiatique, mais pas encore cardinal ni académicien, dans un essai au titre provocateur paru chez Fayard : L’Oraison, problème politique. L’oraison y est définie comme « l’expérience spirituelle orientée vers Dieu » et les croyants sont invités à ne pas accepter de discontinuité entre leur religiosité personnelle et la société laïque. L’« autonomie du temporel » doit certes être reconnue aussi légitime que celle de l’Église, mais un engagement déterminé est requis dans ces deux domaines inséparablement. C’est une réflexion que l’on pourra découvrir (ou relire) avec profit. Elle a été rééditée au Cerf en 2012.

Cette idée chrétienne qu’il est plus important de participer que de gagner se retrouve dans une des formulations de l’idéal olympique qui sera d’actualité à Paris cet été. Il est significatif que cette maxime ait été inspirée à Pierre de Coubertin (1863-1937) par un sermon qu’il a écouté à Londres en la cathédrale Saint-Paul pendant les jeux de 1908, prononcé par Ethelbert Talbot (1848-1928), un évêque américain de la communion anglicane. C’est un assez bel exemple d’imprégnation discrète mais efficace de la culture profane par la foi. Et il n’y a rien là d’étonnant si l’on sait que la devise de l’olympisme (Citius, altius, fortius) fut fournie à Coubertin par son mentor, le dominicain Henri Didon (1840-1900). Sous un titre qui est simplement la traduction française de cette triple injonction : « Plus vite, plus haut, plus fort », l’historien brestois Yvon Tranvouez vient de publier au Cerf une passionnante biographie de ce clerc franc-tireur et inclassable, qui organisa pédagogiquement sur les stades des affrontements sans hostilité entre élèves des collèges catholiques et des lycées publics.

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