La liberté d’expression, c’est comme le politiquement correct : ce sont toujours les autres qui en abusent, jamais moi. Prenez la télé. Pour les uns, la chaîne d’information en continu CNews est l’étendard du pluralisme et de l’information, osant zoomer sur ces réalités dérangeantes qui pourrissent la vie des Français et dont les médias dominants parlent peu ou qu’ils minorent. La recette, c’est l’adage "Dire tout haut ce que l’on pense tout bas". Pour les autres, CNews est le fossoyeur du pluralisme et de l’information, ne faisant la part belle qu’aux opinions d’un seul camp, avivant le feu des passions hexagonales pour faire de l’audience, pratiquant sans complexe l’amalgame (comme l’immigration et les punaises de lit).
Les deux regards sont vrais. Reste qu’il y a toujours cette tendance que nous avons tous à nous mettre du bon côté, à vouloir appartenir au camp du bien, qu’on soit pour ou contre telle ou telle chaîne. Nul ne se revendique du mensonge, ne se met sous la bannière d’une idéologie infâme, pas même les terroristes dont les crimes, par certains, sont assimilés à de la résistance. Face à la confusion générale des repères, chacun veut être un phare dans la nuit. Sans voir qu’on n’est le plus souvent que la loupiote de son égo.
Au nom du bien
La référence au bien nous fait exister. C’est le carburant dans le moteur d’une vie qui, sans elle, irait nulle part. Cette réalité dit quelque chose de notre nature. Nous haïssons le mensonge. Comment légitimerais-je mon action si je n’étais pas convaincu de son bien-fondé ? Pour cette raison, les injures comme "raciste", "homophobe" ou "complotiste" tapent dans le vide. Car nul ne se réclame du racisme, de l’homophobie ou du complotisme. Nul n’endosse une posture négative. Ces mots disqualifient juste une opinion que l’on exècre tellement qu’on s’emploie à en faire un délit.
Sous tous les régimes, on envoie à l’échafaud au nom du bien.
Si chacun se réfère au bien, tout le monde ne le fait pas. La phrase de saint Paul selon lequel "je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas" (Rm 7, 19) ne trahit pas que notre hypocrisie. Elle dit aussi que le mal peut se nicher dans le bien ou ce que je présente comme tel, consciemment ou non. C’est ça, l’enfer pavé de bonnes intentions. Cette phrase fait peur. Comment ce que je crois bien, bon et vrai peut-il me damner ? C’est qu’on peut être sincère et se tromper. La providence nous en voudra-t-elle ? Sous tous les régimes, on envoie à l’échafaud au nom du bien, qu’il s’agisse de purifier la société des déviants ou de la protéger des tueurs. Dire que tout le monde pense agir pour le bien ici-bas exclut l’hypothèse la plus diabolique, celle du cynisme qui postule que des gens en ce monde s’efforce de perdre les âmes. Espérons que leur nombre soit réduit, ce qui ne préjuge pas de leur influence.
Où fixer les limites ?
La liberté d’expression, mis à part quelques dispositions particulières comme l’appel au meurtre, part du principe que toute opinion peut prétendre à l’espace public. Par nature, elle ne hiérarchise pas. Est-ce possible ? La tolérance a des limites puisque, par définition, celle-ci ne saurait tolérer l’intolérable. Mais où la limite commence-t-elle et qui la fixe, dès lors que le propos respecte l’ordre public ? Tout devient une question de rapport de forces. Ce qui se passe à Sciences Po, couvent wokiste et incubateur de l’antisémitisme, est juste effrayant. Gabriel Attal a raison de dire devant les députés qu’il refuse que les écoles ou les universités françaises deviennent la "voie d'eau" d'une "idéologie nord-américaine" qui "prône l'intolérance, le refus du débat, bride la liberté d'expression et les opinions contradictoires". Mais qu’attend le Premier ministre pour que ses mots tuent les maux ?
L’opinion, cette divinité tutélaire de la démocratie, reçoit un culte dément.
Et le journaliste politique Jean-François Achilli suspendu "à titre conservatoire" par la direction de France Info ? Celui-ci nie avoir collaboré à l'écriture de l'autobiographie du président du Rassemblement national, Jordan Bardella. Il dénonce la "brutalité" du traitement qu’on lui inflige. Qu’attend l’autorité de tutelle pour le rétablir dans ses fonctions ? Faut-il en venir à déballer les noms de tous les journalistes ayant des accointances avec le monde politique ? Et là aussi, où fixer la limite entre le compagnonnage idéologique et l’exercice d’un métier où seules la qualité des relations humaines permet d’obtenir de l’info ?
Ficher les journalistes
L’opinion, cette divinité tutélaire de la démocratie, reçoit un culte dément. Chacun veut l’accaparer, placer ses concepts dans la fenêtre d’Overton [les idées jugées politiquement acceptables par la société, ndlr], propager dans les esprits son idée du bien. Les médias sont le champ clos de cette joute intellectuelle qui fait à la fois le charme et le drame de la France, pays divisé contre lui-même. La gauche, qui n’est qu’une église remplie de curés, sort ses mitres à mesure que son autorité morale recule. Il faudrait ficher les journalistes, changer les règles du jeu, mettre à l’index. Le Conseil d’État invite l’Arcom à mettre au point une nouvelle mesure du pluralisme. Pourquoi pas si, encore une fois, on résout la question de la limite ? Il n’y a pas de raison que la seule chaîne de Vincent Bolloré soit visée.
La liberté d’expression ne concerne pas que les plateaux TV mais tous les domaines de la vie. En 2005, Didier Bourdon, l’un des humoristes des Inconnus, avait commis une chanson intitulée On peuplu rien dire. "Faut faire gaffe aux radars, aux motards, au pinard, aux Ricard, aux pétards, aux clébards, aux papelards", psalmodiait-il sur un air goguenard. Les radars ? Parlons-en. C’est au nom du bien, de la lutte contre les "violences routières" que nos libertés commencèrent à se rétrécir. L’avènement du permis à points préfigura le fameux crédit social chinois. Sartre disait que "le communisme est l’horizon indépassable de l’humanité". Avant, on pouvait rire de cette prophétie. Maintenant, je me mets à douter.