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Donc, par la grâce présidentielle, la France et la République — c’est ici tout un — vont se voir doter d’un nouveau saint : Robert Badinter, santo subito. Et toc, encore un héros républicain, à un rythme échevelé serait-on tenté de dire. Car la chronologie est implacable. Depuis la présidence de Jacques Chirac, la République canonise, célèbre, panthéonise et rend hommage à tout va. Quatre panthéonisations, six hommages nationaux et une cérémonie d’obsèques nationales sous Jacques Chirac, quatre hommages nationaux et deux cérémonies d’obsèques nationales sous Nicolas Sarkozy, quatre panthéonisations et quinze hommages nationaux sous François Hollande, trois panthéonisations, 23 hommages nationaux et deux cérémonies d’obsèques nationales sous Emmanuel Macron — et on laisse ici de côté les hommages nationaux aux militaires tués en opération. François Mitterrand n’avait panthéonisé que quatre fois, Valéry Giscard d’Estaing et Georges Pompidou aucune, et Charles de Gaulle une.
La croyance républicaine est atteinte
Certes, les circonstances ne sont pas sans jouer. Nombre de ces héros républicains et français ne sont célébrés que parce que leur rendre hommage est une manière de clôturer pour de bon plusieurs pages de l’histoire : la Deuxième Guerre mondiale, les Trente Glorieuses, la mise en place et l’enracinement de la Ve République. Le passé est solidement encloué au Panthéon, théoriquement pour servir de boussole, mais peut être aussi, sans le dire, pour l’empêcher de se lever pour juger le présent et obérer l’avenir. La bonne conscience et l’exigence morale sont satisfaites, les valeurs sont proclamées et célébrées, et basta ! Que les morts restent à leur place, et les vivants prendront soin d’eux-mêmes, comme ils l’entendent.
La convocation des mânes exemplaires, répétée et même accélérée, dit bien désormais combien la croyance républicaine est atteinte.
Mais pourtant, rien ne dit mieux l’incertitude présente que cette accentuation du culte des grands hommes, des grandes femmes, des grands Français et des grandes Françaises. La multiplication signe à sa manière l’incertitude qui travaille en profondeur la République et la France. Lorsqu’on ne croit plus vraiment qu’on est une collectivité, qu’on ne pense plus que la République soit un projet ou une promesse, qu’on ne sait plus ce qu’est sa nation, lorsqu’on a été bouleversé en son tréfonds par trente ans de croissance économique, trente ans d’incertitudes économiques et, superposés à tout cela, quarante ans de recomposition de ses normes, il ne reste plus, à l’aube des années 2000, qu’à tenter de se replonger dans un passé qui disparaît pour espérer croire encore possible de vivre ensemble et de savoir pourquoi. La convocation des mânes exemplaires, répétée et même accélérée depuis le début des années 2010, dit bien désormais combien la croyance républicaine est atteinte, puisqu’il faut multiplier les modèles inspirants, les héros tutélaires, les puissances protectrices, ceux qui renvoient à un passé où la gloire était possible et à des valeurs qui ont suscité des actions jugées éclatantes et indispensables.
S’approprier la louange
Et, comme on est Français, comme on croit ou qu’on feint de croire à la puissance du verbe, on se dote alors, en ces occasions, d’un prophète, d’un aède, d’un medium chargé de dire ce qu’il faut dire. Et l’on peut alors, avec satisfaction, retrouver la consolante permanence qu’est l’existence désormais assurée d’un responsable patenté à la tête de l’État, de la République et de la France. Car rien n’est plus significatif que la fonction de panégyriste qu’endossent désormais avec profonde satisfaction, presque goulûment, les présidents de la République. Alors qu’il fut un temps où les "gens de lettre" avaient pour fonction de célébrer le souverain, c’est désormais le souverain, tout au moins celui qui en est le substitut, qui s’approprie la louange. Seul, au nom de la nation, il communique avec le ou la ou les morts objets d’apothéose, seul il dit ce qu’ils furent afin qu’ils sachent ce qu’on attend encore d’eux, seul il les fait basculer dans la gloire républicaine, nationale et française, et seul il peut ainsi asseoir encore davantage sa position.
Remplir le vide
Tout du moins le croit-il, l’espère-t-il, le calcule-t-il. Car c’est après tout auprès d’un ou d’une ou de morts qu’il pérore, c’est devant une absence réelle qu’il s’enflamme, c’est face à ce qui n’est en fait qu’un vide qu’il déclame. C’est donc à la réalité de sa propre situation qu’il se confronte et qu’il tente de conjurer : celle du lieu vide du pouvoir qui caractérise le régime démocratique, cette réalité qui fonde la compétition électorale en affirmant l’impossible incarnation souveraine — puisque le peuple est souverain, le souverain n’est personne et nulle part. Aussi comprend-on qu’en ces temps d’incertitude croissante sur leur valeur, leur solidité et leur perpétuité auxquels font face la République, la France et l’État, le président de la République, qui se prétend comptable de ces dernières (car ainsi sont faites les institutions de la Ve République), ait besoin de remplir inlassablement ce vide de paroles, d’exemples, de héros — pour sa propre autorité et pour celles de ceux qu’il représente. Mais jamais un corps mort ne pourra combler ce qui structurellement ne peut ni ne doit l’être.
Aussi le président de la République n’est-il désormais rien de plus ni rien de mieux qu’un Sisyphe ou une Danaïde. Il aura beau remplir autant qu’il l’entend le Panthéon, ni la République ni la France n’en seront sauvées pour autant. Il n’y a jamais qu’un tombeau vide qui ait dit et provoqué à croire que le salut s’était produit — et donc à savoir pour qui et pourquoi l’on vivait.