Hergé, mort en 1983, ne cachait pas ses convictions religieuses dans les Aventures de Tintin et Milou, même s’il faut décrypter son message. En quoi les textes hergéens et canoniques se répondent ? Une de ses références majeures se lit dans une bulle de Rackham le Rouge (1943), page 60, vignette 12, où Tintin s’adresse au capitaine Haddock : "Mais oui, là !... Saint Jean l’Évangéliste !… Saint Jean l’Évangéliste qu’on appelle l’Aigle de Pathmos parce que c’est à Pathmos qu’il composa son Apocalypse !… Saint Jean l’Évangéliste, qu’on représente toujours accompagné d’un aigle !…"
Pour le dominicain Émile Boismard, professeur à l’École biblique de Jérusalem, "l’Apocalypse revêt alors ainsi une valeur absolue, atemporelle, répondant aux aspirations chrétiennes de tous les temps". Les références à l’Apocalypse et à l’Évangile indiquent une attention à l’Église et au monde envisagé "en pasteur et en père qui constate les déviations, les abus, les défections, et s’efforce d’y remédier" selon le carme Paul-Marie de la Croix. Tintin justicier est une évidence.
La vérité et la charité
Bien avant, dans Tintin au pays des Soviets (1930), notre héros dénonce les mensonges des bolcheviques dans les usines factices, les caves remplies de blé, vodka et caviar pour l’exportation, les élections sous la menace et les enfants mourant de faim. Il fait œuvre de vérité là et de charité ici, indissociables, car ce serait "contredire le quatrième évangile [de Jean] que de séparer l’ordre du vrai de l’ordre du bien" notait le jésuite Joseph Huby (1932). Malgré les dangers, les blessures, Tintin est victorieux ("Dans le monde, vous aurez à souffrir ; mais ayez confiance, je suis vainqueur du monde" Jn, 16, 33).
Dans Tintin au Congo (1931), prime l’aspect traditionnel de l’œuvre du bon pasteur qui conduit les brebis du troupeau de Dieu :
"Il faut que je les mène aussi, et elles entendront ma voix, et il y aura un seul troupeau et un seul Pasteur " (Jn, 10, 16).
Tintin dit à Milou : "Allons retrouver notre bon missionnaire…" Il est comme les apôtres consacrés à Dieu pour prolonger la mission même de Jésus : "Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde" (Jn, 17, 18). Sur place, il défait les faux rois (52, 1), le fétichisme (24,6), rétablit la justice (27, 10) et guérit (28,5).
Le trône de l’Apocalypse
Avec Les Sept boules de cristal (1944), la mission de Tintin est de contrarier la malédiction de Rascar Capac :
"Au victorieux, je lui donnerai à manger de l’Arbre de la vie, qui est dans le paradis de Dieu" (Ap 2, 7).
Comment, ensuite, ne pas voir dans le fauteuil illustré page 31, 6 ssq., le trône de l’Apocalypse :
"Voici qu’un trône [le fauteuil] était dressé dans le Ciel [il s’élève], et, siégeant sur le trône, Quelqu’un… Celui qui siège [sans description, Tournesol ou qui que ce soit, peu importe, sauf que c’est le vieillard dans ces aventures], est comme une vision de jaspe vert [couleur de la redingote] ou de cornaline [couleur des livres] ; un arc-en-ciel [symbole de miséricorde, avec toutes ses couleurs, rouge, jaune, bleu, sauf le vert, des étoiles et mini boules] entoure le trône comme une vision d’émeraude" (Ap 4, 2-4).
Une autre scène interpelle, l’eau changée en vin, semblable à Cana (Jn 2, 1-11). Dans les noces évoquées, les mariés sont représentés par Edgar-P. Jacobs, collaborateur pour cet album, et sa femme, Hergé et son épouse Germaine Kieckens, ses amis Édouard et Marion Cnapelinckx, sans omettre Madame Clairmont et son mari dont l’absence pèse (16, 4). Quant à l’assemblée et les disciples, c’est tout le public du théâtre, et les serviteurs, l’orchestre. Les jarres ? Éventrée, c’est la grosse caisse de l’orchestre (16, 7). Le maître du repas est le présentateur, Bruno. Quant à Jésus, invité, discret, mais qui a une vision supérieure, englobante, des évènements, c’est Tintin, au balcon surplombant, figure christique selon le Fr. Dominique Cerbelaud, op (L’Archipel Tintin, 2003). Et Marie ? Cinq traits la dépeignent à Cana : sans nom, mère, modeste, confiante et compréhensive. C’est tout le portrait de Madame Clairmont — anonyme : par "cette dame" (8, 9), on entend "femme", puis "mariée", muette ou presque : "Oui, c’est cela" (8, 12). Durement apostrophée (8, 13 ; 9, 2) mais compréhensive, elle argumente (9, 1).
Le chiffre sept
Dans Les Sept boules de Cristal, le chiffre sept de l’Apocalypse est omniprésent, avec la septième et dernière trompette :
"Il s’est établi, le règne sur le monde de notre Seigneur et de son Christ, et il régnera dans les siècles des siècles !" (Ap 11, 15).
Il se retrouve dans le titre, quand le capitaine Haddock s’interroge sur la transmutation de l’eau en vin (7, 5) et dans la vignette 7. La septième vignette de la page 14 (2 × 7) clôt cette compréhension. Après quatorze pages (3-17), cette séquence est close. Il faut sept vignettes pour arriver à la révélation de la malédiction à M. Clairmont par la voyante Yamilah (8, 9-13 ; 9, 1-2), l’ensemble de la séquence avec Madame Clairmont s’étale sur quatorze vignettes (8, 9-13 ; 9, 9). Au-delà, le professeur Tournesol embarque le 14 sur le cargo pour le Pérou. Au-delà encore, la fin de la malédiction qui délivrent les sept explorateurs s’étend sur sept vignettes dans Le Temple du soleil (60, 9-15). Pour le chiffre trois, apocalyptique, nous trouvons trois numéros de music-hall, trois femmes — généralement absentes des Tintin (Mesdames Yamilah, Clairmont et La Castafiore) et la mention… "trois jours plus tard".
Comme on le voit sous ce décryptage, s’il y a un charisme spécial appelé "discours de sagesse", on peut sans conteste l’appliquer à Hergé et à la qualité des aventures de Tintin tournées vers l’édification des lecteurs.