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L’inflation se définit comme une perte de valeur de la monnaie, entraînant une hausse générale et durable des prix qui peut rendre inabordables des biens de première nécessité. C’est un phénomène bien connu. En France, après avoir dépassé 50% après la Seconde Guerre mondiale puis été contrôlée au début de la Ve République, la dépréciation a regrimpé à plus de 13% au début des années 1970. Elle s’est ensuite atténuée peu à peu, avant de remonter brutalement en 2022 au-delà de 5%. Mais ce genre de problème n’est pas que financier et économique. Car la parole subit elle aussi de nos jours une inflation peut-être plus préoccupante, non seulement pour la culture mais encore pour l’humain. Expliquons-nous.
Les progrès des moyens de communication ont prodigieusement facilité la diffusion des messages. Le principe est analogue à celui qui fait "tourner la planche à billets" lorsque, pour combler son déficit budgétaire, un gouvernement crée de la monnaie ex nihilo, c’est-à-dire qu’elle ne repose pas sur une richesse existante et distincte, qu’elle représenterait et qui la garantirait. Si l’on transpose cette pratique dans la sphère médiatique, en suivant Louis de Bonald (1754-1840) qui écrivait que "la parole est dans le commerce des pensées ce que l’argent est dans le commerce des marchandises", cela consiste à émettre du bavardage qui se répand sans qu’on s’inquiète de la réalité ou de la pertinence de ce qu’il raconte.
La monnaie du commerce des idées
Si la parole est une monnaie, son adoption dépend d’un imprévu qui amuse, titille, choque ou menace, ou à l’opposé vient conforter des croyances obtuses. La dimension inflationniste transparaît d’abord dans le fait que les "affaires" qui surgissent occultent à moindres frais les enjeux à plus long terme. Mais le pli est pris, car d’autres histoires qui font jaser substituent bientôt aux émotions éveillées et exacerbées de nouvelles passions qui saturent le champ des échanges publics… avant d’être à leur tour remplacées et balayées. On essaie alors de se raccrocher à des "valeurs" stables. Mais ce ne sont que des mots isolés et totémisés, et non des énoncés opérants — autrement dit de la monnaie de singe, comme Nietzsche l’a bien vu.
La parole si aisément colportée et dévaluée divise au lieu de stimuler les échanges qui rapprochent.
La parole prolifère donc et devient envahissante. Ce n’est plus seulement à l’écrit (sur les écrans des ordinateurs, des liseuses et des téléphones en plus de l’imprimé), mais encore à l’oral (par la radio et des enregistrements) et avec l’aiguillon d’images (photos, télévision, vidéos), tout cela ne requérant plus le "présentiel". Et en même temps, tout ce verbiage est tellement surabondant que les phrases n’ont pas le temps ni la place de résonner et que ce charivari sombre dans l’insignifiance et l’indifférence, en dehors des réseaux plus ou moins sécessionnistes d’initiés qu’il constitue et entretient. Ainsi, paradoxalement, la parole si aisément colportée et dévaluée divise au lieu de stimuler les échanges qui rapprochent.
Le plus grave est peut-être que les messages s’imposent comme des réalités tangibles et irrécusables, qui se suffisent en elles-mêmes et n’ont pas besoin de correspondre à quelque chose qui n’en dépend pas. C’est l’ère de la publicité et de la propagande qui redéfinissent le bien et le mal (et donc la morale), des clashs entre "célébrités", du complotisme et de la "post-vérité"... Le principal ennui, cependant, est que c’est la parole en général qui est du coup décrédibilisée. C’est dès lors un recul non plus simplement de la rationalité partagée qui est vitale pour la vie sociale, mais de ce qui est le propre de l’homme.
La puissance du verbe
Les animaux utilisent indubitablement un langage et communiquent par signes. Mais seuls les humains savent formuler ce qu’ils pensent — les abstractions qu’ils conçoivent —, raconter des histoires qu’ils se rappellent ou inventent, faire même de l’humour… Des linguistes aussi incontestés et différents qu’Émile Benveniste (1902-1976) et Noam Chomsky (né en 1928) ont montré que l’écart n’est pas que quantitatif (l’expression humaine étant très nettement plus complexe et variée) et surtout qualitatif (avec une créativité sans limite prédéterminable).
Le Verbe fait chair ne s’expose pas jusqu’à consentir à une mort ignominieuse sans avoir fait préalablement saisir dans sa prédication le sens et la portée de son sacrifice.
Qui lit la Bible n’en est pas surpris. La ressemblance d’Adam avec Dieu, qui crée rien qu’en disant que cela soit, se manifeste en ce que l’homme parle. Et pas seulement pour exprimer ses désirs, ses craintes ou ses sentiments : son ascendant sur les animaux (Gn 1, 26) est confirmé par le privilège qu’il reçoit de les nommer (Gn 2, 19-20). Semblablement, le Verbe fait chair ne s’expose pas jusqu’à consentir à une mort ignominieuse sans avoir fait préalablement saisir dans sa prédication le sens et la portée de son sacrifice. Enfin, qu’on le veuille ou non, c’est grâce à ses envoyés qui transmettent et actualisent sa Parole agissante que se découvre au fil de l’histoire ce qu’exige la dignité de la personne humaine.
L’autorité de la parole
C’est pourquoi l’actuelle crise inflationniste de la parole ne peut laisser insensible le chrétien. Pas seulement parce que le message de l’Église laisse souvent indifférent aujourd’hui, quand il n’est pas démenti par les scandales d’abus en son sein. Mais parce que son cas n’est pas isolé, car tout autant, voire davantage affectés sont l’école, les pouvoirs publics, les politiques, les hiérarchies en tout genre, l’école et même la science (on l’a bien vu quand les spécialistes ont pataugé et se sont chamaillés au moment de l’apparition du Covid-19). Autrement dit, de même que l’inflation dévalue la monnaie et précarise la vie sociale, la parole publique galvaudée perd l’autorité qui fait potentiellement d’elle bien plus qu’une référence, et non seulement une inspiration, mais encore un moyen d’action.
Le remède à l’inflation
L’inflation monétaire a une conséquence qui est aussi un remède (ce qui suggère bien qu’il s’agit d’un dysfonctionnement induisant une correction) : c’est l’augmentation des taux d’intérêt, qui rend plus cher l’argent qu’on se procure pour acheter ce qu’on ne peut pas payer entièrement tout de suite. En suivant le fil de l’assimilation de la dépréciation du verbe à celle du numéraire, on pourrait dire que, pour que la parole s’évapore moins, il faut qu’elle soit plus intéressante, au double sens de plus rentable sur le long terme et plus mobilisatrice, sans rester l’outil ou bien d’une excitation passagère, ou bien d’un pouvoir ou contre-pouvoir sans projet.
Il apparaît immédiatement alors qu’il ne suffit pas que les péroreurs accroissent leur audience à force de séductions ou d’intimidations, ni que tout le monde fasse des efforts d’attention et de disponibilité. L’idéal est que la parole qui revendique quelque autorité serve l’intérêt général tout en s’appliquant à le présenter sans l’imposer. C’est ambitieux, mais ce n’est pas du luxe. Charles de Gaulle, qui fut un expert, notait dans ses Mémoires : "Je parle. Il le faut bien. L’action met les ardeurs en œuvre. Mais c’est la parole qui les suscite."
Pratique