S’ils ont rêvé de l’Amérique comme d’un monde merveilleux où lait et miel couleraient à flot, la majorité des émigrants qui, en ce milieu du XIXe siècle, débarquent sur les quais de New York sont souvent cruellement déçus. La vie meilleure espérée n’est pas au rendez-vous, et, pour beaucoup, l’expérience vire au cauchemar, sans qu’il soit possible de revenir en arrière. Et c’est pire s’agissant des catholiques, italiens, irlandais, polonais ou allemands, car la "bonne société WASP", acronyme de white, anglo-saxon, protestant (blanche, anglo-saxonne, protestante), voit d’un mauvais œil l’arrivée massive aux USA d’une "gueuserie papiste" accompagnée de son clergé car les Églises des pays d’origine, non sans mal d’ailleurs, s’efforcent d’assurer à leurs compatriotes exilés les secours de la religion. À défaut de renvoyer ces gens d’où ils viennent, on les cantonne dans des emplois subalternes et d’immondes taudis où misère et maladie se côtoient. Sans aucune assistance, bien entendu.
Assister les pauvres
Cela, les Koob, une famille de petits agriculteurs originaires de Heppenheim dans la Hesse, ne s’en doutent pas lorsque, en 1840, ils décident de quitter l’Allemagne au profit de la terre promise espérée. Ils vont tôt déchanter… Installés à Utica, dans l’État de New York, les Koob ont beau tenter de s’adapter, allant jusqu’à angliciser leur patronyme en Cope, rien n’y fait, la réussite n’est pas au rendez-vous et élever leurs sept enfants devient chaque jour plus difficile. Bientôt, le père et la mère tombent gravement malades et la survie de la famille repose sur leur fille aînée, Barbara, née au pays le 23 janvier 1838.
Barbara éprouve l’envie farouche d’aider ces gens, et pas seulement ses proches pour lesquels elle se dévoue corps et âme.
Confrontée à la dure réalité des immigrés de la première génération, qui ne parlent pas anglais, peinent à l’apprendre, ne peuvent scolariser leurs enfants, n’ont pas les moyens de se soigner, la jeune fille, courageuse, volontaire, intelligente et déterminée, éprouve l’envie farouche d’aider ces gens, et pas seulement ses proches pour lesquels elle se dévoue corps et âme. Le seul moyen raisonnable d’y parvenir est de rejoindre l’une des récentes congrégations religieuses fondées justement afin de secourir les nouveaux arrivants catholiques et qui mettent en place des œuvres caritatives, à la vertueuse indignation des églises protestantes qui, tenant la réussite sociale et financière pour une bénédiction divine, se refusent à encourager "le vice et la paresse" en assistant les pauvres, châtiés de leurs péchés par la misère…
Sœur Marianne impose ses vues
Si certaines de ces congrégations viennent d’Europe, telles les Filles de la Charité ou les Petites Sœurs des pauvres, d’autres naissent sur le terrain américain ; c’est le cas des Sœurs Franciscaines de Syracuse, qui ne sont pas originaires de Sicile, comme leur nom pourrait le laisser croire, mais de la ville homonyme près de New York. Cette communauté recrute dans la population d’origine allemande et travaille d’abord pour elle, scolarisant ses enfants, accueillant ses malades dans ses hôpitaux, les premiers des États-Unis ; en quelques années, elle en fonde cinquante.
En 1862, ses parents décédés et ses cadets autonomes, Barbara Cope postule chez les Sœurs Franciscaines et fait profession l’année suivante, prenant en religion le nom de sœur Marianne. Ses grandes capacités n’échappent pas à ses supérieures et la jeune femme, d’abord professeur, devient maîtresse des novices, puis supérieure de son couvent, et directrice du premier hôpital de Syracuse. D’emblée, elle impose ses vues, qui scandaliseront les bien-pensants, en refusant d’établir la moindre distinction entre ceux qu’elle secourt. Pour Mère Marianne, peu importe la couleur de la peau, la religion, le passé, les fautes de ses malades ; elle ne voit en eux que des frères et sœurs en détresse qu’elle doit aider. Elle ose même afficher une préférence choquante pour les filles "perdues", les mères célibataires et les ivrognes rédhibitoires ramassés sur les trottoirs de la ville.
À Hawaï, le fléau de la lèpre
Toutefois, l’on renonce vite à discuter avec cette maîtresse femme, vraie héritière de la charité franciscaine et qui fait trop de bien pour ne pas être ménagée. Sa réputation grandit, s’étend bien au-delà de la Côte Est, et finit par atteindre l’évêché d’Honolulu. En ce début des années 1880, Hawaï n’est pas le paradis touristique qu’il deviendra. La misère y est incommensurable, aggravée par un fléau contre lequel, pour longtemps encore, l’on n’a pas de remède : la lèpre. La maladie, supposée plus contagieuse qu’elle ne l’est, inspire depuis la nuit des temps une peur horrible et l’on s’en défend en isolant les malades loin de la communauté, dans des conditions d’abandon inhumaines. Là encore, seule l’Église catholique s’en préoccupe, fidèle aux enseignements évangéliques.
Les religieuses se souviennent du baiser donné au lépreux par leur fondateur.
L’évêque d’Honolulu rêve de donner aux Hawaïens des écoles, des hôpitaux, et aux lépreux des secours grandissants car ils sont vraiment très nombreux. Certes, il existe une structure sur l’îlot de Molokaï pour les accueillir. Mais il y a tant à faire, et au milieu de tant de difficultés ! Car les autorités américaines voient d’un mauvais œil cet apostolat et s’acharnent contre le responsable de Molokaï, le père Damien, prêtre belge qui a accepté d’aller s’enfermer, quasiment sans espoir de retour, au milieu de ces damnés de la terre mais a osé, et ose encore, dénoncer dans la presse internationale leurs intolérables conditions de vie, pour ne pas dire de détention. Dans l’espoir de le discréditer, certains n’ont pas hésité à l’accuser de vivre en concubinage avec des lépreuses, rumeur infamante dont une enquête canonique démontrera l’inanité…
Le but recherché est de décourager l’Église de se mêler des affaires du gouvernement d’Hawaï. Et cela fonctionne puisque, lorsqu’en désespoir de cause, l’évêque contacte Mère Marianne, il se voit opposer une fin de non-recevoir par cinquante communautés hospitalières qui tiennent ces îles du Pacifique pour un avant-poste de l’enfer et refusent d’y envoyer du monde. Pourquoi les Sœurs Franciscaines de Syracuse et Mère Marianne se montreraient-elles plus réceptives à cet appel à l’aide ? Parce qu’elles sont vraiment filles du Poverello et se souviennent du baiser donné au lépreux par leur fondateur.
L’appel de Molokaï
Voilà ce que Mère Marianne dit à sa communauté pour la convaincre d’accepter la demande. Bien entendu, elle prendra la tête du petit groupe de fondatrices, juste le temps, au demeurant, de jeter les bases de l’œuvre car, comme on le lui fait remarquer, elle est trop indispensable à Syracuse pour que l’on se passe d’elle. Se doute-t-elle, lorsqu’elle s’embarque pour les Mers du Sud, en 1883, qu’elle ne reverra jamais l’Amérique ? Installée avec six religieuses à Maui, Mère Marianne y fait ce qu’elle sait si bien à faire : créer une école pour les petites filles, puis un hôpital. Elle enseigne, soigne. Les fondations assurées, elle devrait repartir mais elle ne repart pas. Dans l’intervalle, elle a découvert Molokaï, où le père Damien est seul pour faire face à tant de souffrances. Seul et mourant car il a fini, à force de panser les plaies des malades et ensevelir les morts, par contracter la lèpre, qui ne tue pas mais favorise l’apparition, sur des organismes épuisés, de pathologies multiples, opportunistes et finalement létales…
Il suffit de voir où en est réduit cet homme encore jeune pour n’avoir qu’une envie : prendre la fuite afin de ne pas finir comme lui. Dans les années cinquante, visitant Molokaï, où les conditions de vie se seront pourtant bien améliorées, une star d’Hollywood dira, écœurée, à une religieuse soignante : "Ma Sœur, pour un million de dollars, je ne ferais pas ce que vous faites !" et la religieuse de répondre : "Moi non plus, Madame." Aux yeux de Mère Marianne, et de toutes celles qui lui succéderont, il n’est pas question de millions mais du service du Christ, présent en ces petits qui sont siens.
La beauté soigne
En 1888, Mère Marianne quitte la relative tranquillité de Maui pour Molokaï dont elle devra bientôt assurer la direction, car le père Damien mourra l’année suivante. Elle y passera les trente ans qui lui restent à vivre et deviendra "la Mère des lépreux". Au cours de ces trois décennies, elle changera le visage de l’île, qu’elle transforme en jardin de fleurs enchanté, dans la conviction que la beauté soigne, ouvre des écoles et des ateliers pour occuper les malades, chante à longueur de journée, et incite chacun à en faire autant, consciente des effets thérapeutiques de la musique et du chant. À la différence du père Damien, et en dépit d’un égal et constant dévouement, elle ne contractera jamais la lèpre et mourra, d’une insuffisance rénale, le 9 septembre 1918. Elle sera canonisée en 2012.