Ce matin-là, c’est l’affolement chez les Eymard : Pierre-Julien, futur saint, le dernier-né, a disparu. Certes, en ce début du XIXe siècle, la petite ville de La Mure, dans l’Isère, est un endroit paisible où il ne se passe pas grand-chose mais cela n’empêche pas de se mettre les sangs à l’envers en s’apercevant qu’un enfant de quatre ou cinq ans n’est plus à la maison ni à proximité. Un accident est si vite arrivé, et même une mauvaise rencontre… Les Eymard, qui ont déjà perdu de nombreux petits, pensent facilement au pire. Pierre-Julien est le dernier garçon qui leur reste, et ses parents, son père en particulier, reportent sur lui tous leurs espoirs, tous leurs projets, toutes leurs ambitions. C’est normal.
Un incident révélateur
En attendant, le bambin est introuvable et ses sœurs aînées, éperdues, le cherchent partout. Enfin, peut-être renseignée par une voisine qui croit bien avoir aperçu l’enfant tout à l’heure, marchant seul dans la rue, l’une des filles pousse la porte de l’église paroissiale et, stupéfaite, découvre son frère agenouillé devant le Saint Sacrement. Toutefois, il n’est pas là où s’installent d’ordinaire les dévots, la tête un peu inclinée dans une attitude de grande attention. Quand elle lui demande ce qu’il fait à cet endroit et ce qui l’occupe à ce point, le cadet la regarde, et, comme s’il s’agissait d’une évidence, répond :
C’est que je L’écoute et je L’entends mieux ici.
A-t-elle compris qui Pierre-Julien écoute et entend mieux à cette place ? Probablement pas, tout au soulagement éprouvé de l’avoir retrouvé. Il n’empêche que l’incident est révélateur du lien hors du commun qui s’est déjà tissé entre ce petit garçon, bien trop jeune selon les critères de l’époque pour être admis à faire sa première communion, et Celui qui se tient, caché sous les voiles de l’hostie consacrée, au fond du tabernacle. Et cela ne fera que s’intensifier.
Ordonné prêtre
En 1823, donc bien longtemps après cet événement, Pierre-Julien communie enfin et, peu après, ose s’ouvrir à ses parents de son désir d’être prêtre. C’est, de la part de son père, un non immédiat et qui se veut définitif. Ici, à La Mure, il y a la boutique à reprendre et cela seul importe puisqu’il est l’unique fils. Mis dans la confidence, un prêtre ami, l’abbé Desmoulins, trouve une solution provisoire en offrant à Monsieur Eymard d’inscrire gratuitement son fils dans un collège de Grenoble. La gratuité fait son effet, et le père n’oppose pas d’obstacles lorsque, par la suite, on lui propose de laisser Pierre-Julien poursuivre ses études à Marseille, chez les oblats. Le garçon, qui a pris du retard dans ses études, s’y donne avec tant d’ardeur qu’il en tombe malade d’épuisement et doit rentrer chez lui. Cet échec apparent pourrait mettre un terme définitif à ses rêves de sacerdoce mais il s’accroche et se rend à pied jusqu’au Laus demander à Notre-Dame de l’aider à atteindre son but. La mort de son père, le 3 mars 1831, va abattre les obstacles. Pierre-Julien entre au grand séminaire de Grenoble ; il est ordonné prêtre le 20 juillet 1834.
Dieu veut qu’il fonde un nouvel ordre religieux entièrement voué au culte et à l’apostolat eucharistiques.
Pouvoir dire la messe et consacrer va-t-il combler les aspirations de cet ardent dévot de l’Eucharistie ? Non. Après deux années dans le clergé diocésain, il a le sentiment de n’être pas à sa vraie place et demande à entrer chez les maristes ; il y fait profession en 1838. D’abord directeur du collège de l’ordre à Belley, puis provincial de France et directeur du tiers-ordre, le père Eymard a-t-il atteint son but ? Non car le Ciel ne le veut pas chez les fils du père Colin.
Le nombre effarant de sacrilèges
En 1851, alors qu’il prêche une retraite à Notre-Dame de Fourvière, il est, selon ses propres mots, "fortement impressionné" par une révélation soudaine qui ne peut venir que de Dieu et qui répond à d’anciennes préoccupations, des expériences rassemblées durant sa vie sacerdotale : il perçoit "l’état d’abandon spirituel du clergé séculier", ces prêtres dont il a fait partie, trop souvent réduits par le système concordataire à un rôle de petits fonctionnaires, fréquemment malheureux dans leur ministère, insatisfaits, peu soutenus par leurs évêques, leurs curés, leurs proches et qui tombent parfois, comme l’a dit brutalement Notre-Dame à La Salette, dans "un cloaque d’iniquité" méritant la colère du Ciel. Pierre-Julien voit aussi "le manque de formation des laïcs", même de bonne volonté, l’absence grandissante de dévotion au très saint sacrement de l’autel, fruit à la fois du recul janséniste vis-à-vis de la communion et des Lumières qui ont tourné en ridicule la Présence réelle. Enfin, il voit le nombre effarant de sacrilèges en tous genres et de profanations contre le Christ véritablement présent dans l’hostie consacrée. Certes, il le sait déjà mais il éprouve désormais la nécessité d’y remédier.
Sa première idée est de former "un tiers ordre masculin" de réparateurs, car il y existe déjà des équivalents féminins de réparatrices adonnées à l’adoration eucharistique pour expier les péchés contre le Saint Sacrement. Peu à peu, le projet prend forme mais Pierre-Julien est toujours insatisfait ; il a le sentiment de ne pas répondre encore aux volontés divines. En fait, il en est de plus en plus convaincu, Dieu veut qu’il fonde un nouvel ordre religieux entièrement voué au culte et à l’apostolat eucharistiques.
À bout de forces
En 1856, après avoir été relevé de ses vœux chez les maristes, Pierre-Julien s’installe à Paris avec quelques compagnons et fonde la congrégation des Prêtres du Saint Sacrement, auxquels s’ajoutera une branche féminine, les Servantes du Saint Sacrement. Usé par les soucis innombrables, les attaques démoniaques, qui vont jusqu’aux violences physiques et aux coups, ainsi qu’il en fait l’aveu à un confrère au printemps 1868, le père Eymard, élu, à son désespoir, prieur général à vie, est à bout de forces. En juillet, on le convainc d’aller se reposer chez lui, à La Mure. Il y meurt, à peine arrivé, le 1er août, foudroyé par une hémorragie cérébrale. Il a 57 ans. Il sera canonisé par Jean XXIII en 1962. Son corps, ramené à Paris, repose avenue de Friedland, dans l’église du Saint Sacrement.