J’ai célébré les obsèques d’un grand oncle que j’aimais beaucoup. Il avait eu une carrière brillante, l’ENA, l’Indochine où il avait été blessé en 1951. Il avait été administrateur de la France d’Outre-Mer et conseiller d’État. Il était très connu. Mais il était surtout très aimé. Aimé parce que lui-même aimait. "Que je ne cherche pas tant à être aimé qu’à aimer" dit la prière franciscaine. C’était un esprit vif, d’une profonde intelligence et qui rayonnait de bonté. Un ancien toujours jeune, qui savait d’où il venait, qui savait où il allait. Un homme de tradition et d’espérance. Péguy écrit dans Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres :
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre / Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Quand on ne peut plus mentir
Il était très présent, mais parfois il semblait ailleurs, un peu décalé, comme s’il voyageait dans les couloirs du temps, comme s’il retrouvait sa jeunesse, son enfance, les paysages d’Indochine, les veillées d’armes et les silences de nuit où chantait la voix des crapauds buffles, comme s’il revoyait son frère Christian qui s’était fait tuer là-bas, à l’autre bout du monde. J’y étais allé, jeune prêtre. Je me souviens de la baie d’Ha Long, des pitons couverts d’une végétation luxuriante, du cri des singes hurleurs, de l’ancienne route coloniale 4 qui serpente dans les rizières et les collines et mène à la cuvette de Dien Bien Phu. Toute liberté est sous influence. Les beautés les plus hautes ont déposé dans notre mémoire leur lumière vive, ces sentinelles qui nous aident à vivre. Des coups aussi sont restés, des drames, des plaies jamais cicatrisées. Nous sommes influencés par les choses et les êtres, les événements et les rencontres, les visages enfouis qui tapissent notre mémoire. Notre esprit est habité d’autres esprits. Certaines rencontres nous ont unifiées et pacifiées, d’autres nous ont dispersées et éclatées.
La vie intérieure d’un homme affleure, entre ciel et terre, au soir de ses jours. On ne peut plus mentir alors. Il n’y plus de mondanité ni d’apparences.
Mon oncle avait sans doute sa part d’ombres, comme chacun de nous, mais il avait ouvert son cœur à l’Esprit saint, il avait cultivé sa foi, comme on cultive un jardin. J’ai pu lui donner le sacrement des malades, juste avant sa mort, quand sa vie n’était plus qu’une flamme fragile. La vie intérieure d’un homme affleure, entre ciel et terre, au soir de ses jours. On ne peut plus mentir alors. Il n’y plus de mondanité ni d’apparences. L’accessoire est tombé dans un tapis de cendres. N’imaginons pas trop des conversions subites, au dernier moment. Les prêtres accompagnent souvent des mourants. Je peux témoigner qu’on meurt généralement comme on a vécu. On meurt comme on est.
Le lieu du combat
Hélie de Saint-Marc écrivait :
La vieillesse permet peut-être de retrouver le bonheur d'être soi-même. Personne ne peut plus avoir la tentation d'être un autre. Les dés sont jetés. Les émotions troubles qui nous ont traversés, comme la préoccupation de paraître, la possession ou l'ambition, s'atténuent à mesure que s’éloignent les âges de la vitalité et de la vanité. C'est alors que beaucoup découvrent — mais il est souvent trop tard — que la merveille est dans l'instant.
C’était un instant rare que celui d’une dernière conversation avec lui. Je lui ai demandé : "Est-ce que vous avez l’espérance du Ciel ?" Il m’a dit : "Oui", très fort, très distinctement, comme en un cri.
J’ai trouvé cela beau, cette foi simple d’un homme qui avait tant vécu, qui avait eu de hautes responsabilités. Cette foi d’enfant. On dit que les vieillards retombent en enfance. On devrait dire qu’ils y remontent. Elle était belle, cette vie fragile où rayonnait un esprit. "L’esprit rend témoignage à notre esprit", dit l’apôtre Paul (Rm 8, 16). Esprit saint, unificateur et pacificateur, donateur de vie, ou esprit de division, esprit démoniaque, esprit mauvais. Dites-moi quel esprit vous habite, et je vous dirai qui vous êtes. L’Esprit de Dieu, source de toute sainteté, ou l’esprit du diable, que le Christ en saint Jean nomme aussi "l’esprit du monde" dont Satan est le Prince. L’Esprit saint et le démon sont des acteurs réels de notre vie intérieure. Quel esprit habite mon cœur ? Sans doute mon cœur est-il mêlé, "compliqué et malade", comme dit le livre de l’Ecclésiaste (Qo 9, 3)… Sans doute est-il le lieu de ce combat des esprits, ce combat spirituel "plus rude que bataille d’homme" écrit Rimbaud, que chacun mène, non pas d’abord contre des ennemis extérieurs, mais contre lui-même, pour gagner en unité de vie, en liberté, en joie profonde.
Liberté intérieure
Saint Ignace de Loyola nous donne à méditer dans ses Exercices sur les "deux étendards". Celui du Christ, l’étendard de la Croix, signe de sa mort et de sa résurrection, ou celui du Diable, "assis dans une grande chaire de feu", avec ses pompes et ses séductions. Il nous invite à prier pour être reçus sous l’étendard du Christ, pour avoir part à son Esprit saint. "Je place devant toi la vie et la mort, dit le Seigneur. Choisis la vie" (Dt 30, 15).
Plus nous sommes habités par Dieu, plus notre vie se déploie dans sa grâce propre, dans sa beauté spécifique, dans sa lumière particulière.
Le père Marie-Joseph, capucin mort en odeur de sainteté, disait : "Plus vous cherchez la vie intérieure, plus vous serez vous-mêmes." J’entends parfois "ceux qui ricanent" (Ps 1) taxer les "bons petits cathos" d’être très conventionnels et "bien comme il faut". Je suis désolé d’aller contre le sens du vent, mais je fréquente l’Église catholique depuis un bout de temps et j’ai trouvé chez les prêtres, les consacrés et les gens qui avaient une vie intérieure bien plus d’originaux que chez ceux qui sont biberonnés à la sauce convenue des évidences médiatiques et du prêt à penser. La moyenne d’âge des prêtres français est de plus de 70 ans. Un jeune qui entre au séminaire aujourd’hui manifeste une originalité et une liberté certaines, comme un chrétien qui pratique sa foi… Plus nous sommes habités par Dieu, plus notre vie se déploie dans sa grâce propre, dans sa beauté spécifique, dans sa lumière particulière.
Naître à nous-même
La séquence du jour de la Pentecôte nous invite à prier : Veni Sancte Spiritus ! "Viens Esprit saint, en nos cœurs. Lave ce qui est souillé, baigne ce qui est aride, guéris ce qui est blessé." Elle est attribuée à saint Ambroise, qui fut l’un des acteurs majeurs de la conversion d’Augustin, dont la vie était éclatée, éparpillée, disloquée, et qui devint enfin lui-même en rencontrant le Christ. "Toute ma vie n'était qu'une dissipation ; et votre main m'a rassemblé en mon Seigneur" écrit-il dans ses Confessions. Telle est la première dimension de l’action de l’Esprit : le murmure de la brise légère qui toucha le prophète Elie, la douceur de l’onction d’huile, la communion et l’unité de vie. "L’Esprit intercède pour nous en des gémissements ineffables" (Rm 8, 26), dit l’apôtre Paul. L’Esprit saint nous fait naître à nous-mêmes, nous fait devenir qui nous sommes. "Devenez ce que vous recevez", écrit Augustin. Lek lekha, dit le Seigneur à Abraham, ce que nous traduisons par "quitte ton pays" mais ce qui se traduit littéralement par : "Va vers toi" (Gn 12, 1).
Avec l’unité de vie et la sagesse, il est une autre dimension du don de l’Esprit, c’est la puissance, la force, le feu. La parêssia grecque, c’est-à-dire l’assurance de la parole, la liberté face aux évidences du monde. Les apôtres étaient enfermés dans la peur et le souffle de Dieu, la langue de feu toucha chacun d’eux. Unique est l’Esprit, multiple sont ses dons. Chacun reçoit sa propre langue pour parler, pour témoigner du Christ, dans la force invincible des martyrs, qui se déploie dans la faiblesse des hommes. Voilà pourquoi l’orgue est l’instrument de la liturgie : parce qu’il est traversé d’un souffle, capable de murmurer comme la brise légère ou d’éclater en louange. Parce qu’il allie tour à tour la force et la douceur, le fin silence de la vie intérieure et la puissance du témoignage.
Cette paix mystérieuse
Louis de Funès, au soir de sa vie, répondit à la question des éditions du Cerf, dans un ouvrage collectif : "Qui est Jésus-Christ pour vous ?" Il répondit : "Jésus-Christ est le radieux compagnon de chaque instant de ma vie." C’est ce que j’ai vu chez mon oncle au soir de ses jours, cette paix mystérieuse, cette force de la douceur, qui avait traversé pourtant tant d’inquiétudes et de questions, d’épreuves et de péchés sans doute, cette certitude que le Christ avait été "le radieux compagnon de chaque instant de sa vie".