Le 19 juin prochain sera le 400e anniversaire de la naissance à Clermont-Ferrand de Blaise Pascal, mort exactement 39 ans et 2 mois plus tard (le 19 août 1662) à Paris et inhumé à Saint-Étienne du Mont. On ignore à présent l’endroit précis, mais une plaque rappelle que ses restes sont toujours là — à deux pas du Panthéon, où il aurait sans nul doute sa place comme "grand homme" de la Nation. Il suscite en effet probablement plus de respect et d’admiration dans la société civile sécularisée que dans l’Église, alors qu’il fut à l’évidence un chrétien particulièrement fervent et engagé. C’est un paradoxe qui mérite d’être médité.
Génie plus français que catholique
On n’a en tout cas pas attendu la date du quatrième centenaire de la venue au monde du savant et apologète pour publier sur sa vie, son œuvre et leur actualité. Le Figaro a déjà sorti un bel hors-série : Blaise Pascal, le cœur et la raison. Les Éditions Kimé donnent en même temps Sur les pas de Blaise Pascal, voyageur de l’infini, de Bernard Grasset — poète et pur homonyme de l’illustre éditeur (1881-1955). On peut aussi mentionner Blaise Pascal en quête d’une apologétique renouvelée, du philosophe strasbourgeois Guy Delaunay chez L’Harmattan en 2017 et recommander Blaise Pascal, la nuit de l’extase de Xavier Patier au Cerf en 2014. Enfin et surtout Pierre Manent, philosophe du politique, a donné en octobre dernier un stimulant Pascal et la Proposition chrétienne chez Grasset.
La plupart de ces ouvrages traitent de la dimension religieuse et même mystique de Pascal, mais sont diffusés par des maisons non spécialisées (à part le Cerf qui, conformément à ce que signifie « catholique », publie aussi largement du non-confessionnel). C’est un signe de l’audience, bien au-delà des frontières du cléricalisme tant décrié aujourd’hui, de l’auteur des Provinciales et des Pensées. Un autre indice pourrait être, chez Fayard en 2001 et en poche dès 2002, un Pascal ou le Génie français de Jacques Attali, étranger à la « cathosphère ». Les écrits de Pascal sont constamment réédités et réimprimés dans des collections bon marché.
Incontesté comme savant et écrivain
La place de Pascal dans le monde profane tient pour une bonne part à sa carrière de scientifique et d’inventeur. Il a donné son nom à un théorème de géométrie et à un triangle arithmétique qui a permis les évaluations de probabilité. Il a fabriqué la première machine à calculer (la "pascaline"). Il a prouvé l’existence du vide et de la pression atmosphérique (dont l’unité de mesure demeure le "pascal"). Il a étudié la mécanique des fluides et mis au point la presse hydraulique et la seringue. Il a encore imaginé un système de transport urbain en commun (les carrosses à cinq sols), ainsi qu’une charrette à deux roues pour transporter les tonneaux (le haquet). Et comme on ne prête qu’aux riches, on lui a de surcroît attribué la création de la brouette (en fait apparue en Chine au moins mille ans plus tôt).
Pascal a également été reconnu comme un écrivain majeur dans les histoires de la littérature, sans que la séparation de 1905 y change rien. Comme l’a discerné Chateaubriand, "il fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine". Il appartient au classicisme. Sa réputation doit beaucoup à Sainte-Beuve (1804-1869), agnostique et pionnier en France du genre de la critique littéraire, qui donna de 1840 à 1859 un feuilleton vite populaire sur Port-Royal et le jansénisme, où Pascal était forcément la vedette, défiant l’autorité à la fois du roi et de l’Église. Tout ceci explique que plusieurs dizaines de lycées publics portent son nom.
Le jansénisme : atout et handicap
Par comparaison, Jeanne d’Arc, héroïne nationale, n’a que des écoles catholiques placées sous son patronage. Il faut dire qu’elle a été béatifiée (en 1909) et canonisée (en 1920) à une époque de tensions entre l’Église et la République. Charles Péguy (1873-1914) a été mieux loti : socialiste et, marié à une non-baptisée, il n’a pas pu revenir à la pratique sacramentelle, ce qui l’épargne aux yeux des anticléricaux. De même, Claudel (1868-1955) a été protégé par sa gloire internationale, Mauriac (1885-1970) par son prix Nobel (1952) et Bernanos (1888-1948) par son antifascisme et ses éreintements de tous les conformismes, y compris croyants.
Si sa foi est radicale, on n’y trouve pas ce rigorisme pessimiste qui caractérise l’école théologico-spirituelle qu’il passe pour représenter.
Alors pourquoi Pascal, qui vaut bien ces quatre-là, n’est-il pas davantage revendiqué et invoqué par les chrétiens ? La première explication est bien sûr son allégeance au jansénisme. La réplique à cette objection est que, si sa foi est radicale, on n’y trouve pas ce rigorisme pessimiste qui caractérise l’école théologico-spirituelle qu’il passe pour représenter. S’il insiste bien sur la "misère" de l’homme livré à lui-même, il ne souligne pas moins sa "grandeur" et l’exaltante gratuité de la grâce qui donne part à la vie divine et rend médiocre et vaine la domination du monde et des autres. À quoi s’ajoutent ses extases mystiques et sa mort en pleine communion avec l’Église, muni de ses sacrements humblement mendiés et dans le dénuement, ayant tout donné aux pauvres croisés sur son chemin de malade.
Augustinisme et thomisme
Ses vertus chrétiennes personnelles sont aussi éclatantes que son rayonnement. Alors ne mériterait-il pas d’être béatifié ? C’est une hypothèse que le pape François a favorablement évoquée en juillet 2017 dans une interview au grand quotidien italien La Repubblica. Cette ouverture est d’autant plus saisissante que chacun sait qu’elle vient d’un jésuite, alors que Pascal s’en prenait à ses prédécesseurs dans les Provinciales. Mais on peut observer que l’actuel souverain pontife dénonce assidûment le pélagianisme (c’est-à-dire l’idée, combattue par saint Augustin, que l’homme peut, s’il le veut, faire la volonté de Dieu sans que le secours de la grâce soit indispensable), et c’est précisément contre cet optimisme "humaniste", rené à la fin du Moyen Âge, que s’est insurgé l’augustinisme janséniste (après celui de Luther).
On tombe cependant ici sur une autre difficulté : l’Église a tendu à se défendre contre la "modernité" à l’aide un thomisme fondé sur des "preuves" de l’existence de Dieu, tandis que Pascal pensait que Dieu ne peut pas être démontré rationnellement. Non qu’il disqualifie la raison : il fait appel à elle pour conduire jusqu’au point où seule la liberté peut trancher en pariant. Mais si les catholiques n’ont guère misé sur les Pensées à l’époque contemporaine, ce pourrait bien être parce qu’ils faisaient reposer leurs formalismes sur un déisme philosophique, qui n’était là pas si éloigné de celui de Voltaire, ennemi de Pascal non moins que des jésuites.
Ce n’est pas le Pape tout seul qui décidera
Bien entendu, les systèmes en -isme tirés de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin caricaturent et mutilent ces deux immenses théologiens qui ont l’un et l’autre articulé entre elles avec justesse foi et raison, ou grâce et liberté, chacun pour répondre aux besoins de son temps. Vatican I avec Dei Filius et Vatican II avec Dei Verbum ont surmonté ces oppositions entre la connaissance naturelle de Dieu et son auto-révélation qui ne s’arrête pas aux Écritures et se poursuit dans la Tradition vivante de l’Église — à savoir tout ce qu’elle transmet.
Alors, le moment est-il venu de prendre acte de la sainteté de Pascal ? Ce n’est pas le pape qui en décidera. Une béatification n’est pas un acte souverain de la hiérarchie ecclésiastique. Elle ne fait que valider et promouvoir, comme cela lui revient, un culte qui existe déjà. Si bien que c’est à nous qu’est posée la question : sommes-nous prêts, sans nous satisfaire de lire Blaise Pascal avec profit et de l’admirer, à le prier d’intercéder pour nous ?