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Molière et les comédiens étaient-ils excommuniés sous l’Ancien Régime ?

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LEEMAGE VIA AFP

Molière mourant assisté de deux sœurs de la charité, Pierre-Auguste Vafflard, 1806.

Nicolas Kermabon - publié le 28/03/23

L’année 2023 est l’année du 350e anniversaire de la mort de Molière, retourné à Dieu en 1673. Une fable tenace maintient que le comédien a été enterré excommunié. L’historien du droit Nicolas Kermabon fait litière de cette légende : sur le plan du droit canonique, il n’est pas soutenable que les comédiens contemporains de Molière étaient exclus spirituellement de l’Église.

Alors que l’on commémore cette année le 350e anniversaire de la mort de Molière (+1673), les circonstances de son enterrement, de nuit et sans pompe, avec l’autorisation de l’archevêque de Paris (après le refus du curé de Saint-Eustache de lui donner une sépulture chrétienne), font toujours parler. Elles sont souvent invoquées à l’appui de la thèse selon laquelle l’Église avait excommunié Molière et les acteurs à cette époque. On lit ainsi sur le site Wikipédia qu’au XVIIe siècle, « pour l’Église, en effet, les comédiens, qui exercent une profession infâme, sont excommuniés ».

L’excommunication, qui est la sanction la plus sévère dans le droit de l’Église, a pour effet d’exclure une personne de la communauté des fidèles, la privant des sacrements et de la communion au sein de de l’Église. Les historiens Jean Dubu (Les églises chrétiennes et le théâtre (1550-1850), Presses universitaires de Grenoble, 1997) et Laurent Thirouin ont pourtant montré que l’excommunication générale des comédiens dans les derniers siècles de l’Ancien Régime est un mythe et que les comédiens contemporains de Molière n’étaient pas frappés d’une telle sanction de la part de l’Église. 

Pour comprendre comment s’est diffusée cette idée reçue, il faut rappeler que dans l’Antiquité tardive, plusieurs conciles avaient, il est vrai, frappé d’excommunication les histrions, en particulier le concile d’Arles de 314 et deux conciles réunis à Carthage en 397 et en 419. De leur côté, les Pères de l’Église avaient eux aussi fulminé contre les acteurs : Tertullien (+ vers 220) ou Cyprien (+258) voyaient ainsi dans les histrions ceux qui cherchaient sous leurs « masques multiples à séduire et perdre les âmes » (Marc Fumaroli). 

Certains docteurs (…) considéraient qu’il ne fallait pas interdire les spectacles qui mettaient en scène des épisodes tirés de l’Évangile car ils avaient vocation à édifier les spectateurs.

Une évolution s’était néanmoins amorcée à partir du Moyen Âge central : saint Thomas d’Aquin (+1274) affirmait ainsi dans la Somme théologique que les acteurs n’étaient pas nécessairement en état de péché s’ils jouaient en évitant les propos malhonnêtes. De leur côté, certains docteurs qui enseignaient le droit de l’Église dans les universités médiévales considéraient qu’il ne fallait pas interdire les spectacles qui mettaient en scène des épisodes tirés de l’Évangile car ils avaient vocation à édifier les spectateurs.

Entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne, dans un contexte de développement du « théâtre de cour » auprès des souverains et des princes, la position de l’Église se clarifie : les comédiens disparaissent ainsi de la liste des excommuniés dans le Rituel romain que publie le pape Paul V (1605-1621) en 1614, et dans lequel l’autorité pontificale fixe les règles liées à l’administration des sacrements. 

Pratiques locales

Cependant, en particulier en France, la situation des comédiens demeure paradoxale : d’un côté, à compter du XVIIe siècle, l’État royal met en place une politique de promotion du théâtre, en particulier sous l’instigation de Richelieu (+1642), principal ministre de Louis XIII (1610-1643). Mais d’un autre côté, dans le sillage de la « Querelle du théâtre », se diffuse un discours d’inspiration moraliste qui s’en prend violemment au théâtre et aux comédiens. Plusieurs polémistes de cette époque affirment ainsi que les comédiens sont excommuniés, en invoquant la pensée patristique et les conciles de l’Antiquité tardive. 

Leur discours se nourrit aussi de la multiplication en France des Rituels diocésains dans lesquels les évêques fixent pour leur propre diocèse les règles d’administration des sacrements.

Or, comme l’a montré l’historien Jean Dubu, à partir du milieu du XVIIe siècle et au début du siècle suivant, de nombreux évêques, souvent liés au jansénisme, se servent de ces manuels sacramentels pour exclure les comédiens de la communion ou de la sépulture chrétienne. Ce sont en grande partie ces pratiques diocésaines locales qui contribuent à accréditer en France l’idée que les comédiens demeuraient excommuniés. 

La fin de l’ »infamie »

Pourtant, sur le plan du droit canonique, l’on peut difficilement considérer que les comédiens contemporains de Molière étaient exclus spirituellement de l’Église. Tout d’abord, si l’inhumation chrétienne de Molière s’était heurtée au refus du curé de Saint-Eustache, avant qu’elle ne soit autorisée par l’archevêque de Paris, ce n’était en rien en raison d’une quelconque excommunication, mais à cause de la rigueur du Rituel diocésain de l’archevêché de Paris à l’égard des comédiens.

L’autorité royale promeut et protège des troupes de comédiens

Par ailleurs, outre le fait que les comédiens avaient disparu des listes d’excommuniés du Rituel romain publié par la papauté depuis le début du XVIIe siècle, les canonistes qui commentaient à cette époque le droit de l’Église ne mentionnaient pas les comédiens lorsqu’ils traitaient de l’excommunication.

Même s’ils rappelaient il est vrai leur « irrégularité canonique », c’est-à-dire leur impossibilité d’accéder au sacrement de l’ordre. Du reste, une telle excommunication des acteurs était incompatible avec la pratique du « théâtre de collège », qu’utilisaient par exemple de façon privilégiée les établissements jésuites à des fins pédagogiques. 

Enfin, rappelons que Louis XIII avait en 1641 levé l’ »infamie » des comédiens. Jusque-là, les acteurs faisaient en effet partie des professions jugées infamantes (comme les bourreaux), de sorte qu’ils subissaient plusieurs incapacités juridiques, par exemple l’impossibilité d’accéder à des fonctions publiques honorifiques.

Même si cette décision royale s’inscrivait dans une politique de réhabilitation des comédiens liés au « théâtre de cour » et à une politique de promotion du théâtre, l’on imagine difficilement l’État royal accorder une telle faveur à une population considérée comme excommuniée par l’Église. À l’inverse, l’autorité royale promeut et protège des troupes de comédiens : sous le règne de Louis XIV (1643-1715), après être devenue en 1658 la « troupe de Monsieur » (frère du roi), l’on voit ainsi la troupe de Molière bénéficier de la protection directe du souverain et devenir la « troupe du roi au Palais royal ».

Un comédien canonisé 

Toutefois, l’idée selon laquelle les comédiens demeuraient excommuniés dans les derniers siècles de l’Ancien Régime s’était diffusée avec un tel succès en France qu’un concile réuni à Reims en 1849 dut clarifier la situation canonique des acteurs en rappelant qu’ils n’étaient en rien exclus de l’Église. La canonisation du pape Jean Paul II (1978-2005) en 2014, alors que le jeune Karol Wojtyla avait pratiqué le théâtre, a d’ailleurs démontré que le fait d’avoir été comédien n’était en rien incompatible avec la sainteté. 

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