Chaque année, à Noël, l’Église nous fait un cadeau extraordinaire. Elle nous offre… une semaine. Du 25 décembre au 1er janvier, huit jours — d’où son nom d’octave de Noël — nous sont offerts pour que nous les passions à contempler le mystère de l’Incarnation. C’est tout ? Oui, c’est tout. Si ce cadeau vous déçoit quelque peu, c’est peut-être parce que vous vous dites que vous avez autre chose à faire dans la vie que de contempler, qui plus est toute une semaine durant.
Si l’Incarnation mérite d’être contemplée, c’est parce qu’elle est un mystère. Non pas un mystère policier, qui à force d’enquête se résoudrait pour de bon dans une grande et brillante démonstration, comme Hercule Poirot se plaît à en faire devant tous les suspects rassemblés. Pas non plus un mystère intellectuel, qui obligerait à abdiquer la raison devant quelque chose de si grand qu’il faudrait renoncer à le comprendre. Mais un mystère spirituel, c’est-à-dire un aspect de la révélation qui est inépuisable, si beau et si étonnant qu’on ne peut le découvrir que petit à petit, par un travail de conversion personnelle.
Beau et étonnant
Dieu est beau et étonnant : voilà qui résume assez bien la scène que l’évangile nous présente. Au matin, les bergers qui ont marché toute la nuit à travers les collines parviennent enfin à Bethléem, pour voir celui que l’ange leur a annoncé : le Sauveur, le Christ, le Seigneur. Rien de moins ! Et le grand orchestre céleste ajoute encore à cette annonce un degré de solennité. L’imagination s’emballe pour moins que cela, et peut-être les bergers, dans leur marche, ont-ils rêvé de la splendeur qui devait entourer ce héros. Et voilà qu’ils arrivent devant une modeste mangeoire, avec un bébé tout ce qu’il y a de plus normal, ordinaire, insignifiant. C’est tout ?
Dieu n’est jamais réductible à ce que l’on imagine : nous ne pouvons le rencontrer qu’en nous convertissant.
Non, ce n’est pas tout. Les bergers le savent bien, puisqu’ils regardent l’enfant et racontent la bonne nouvelle de l’ange, sans que le décalage apparent ne cause leur déception ou leur colère. Ils ne comprennent sans doute pas comment il peut être à la fois un être si fragile et le Christ, mais ils laissent leur joie prendre le dessus. Et Marie, par son intériorité, partage leur joie : « Marie, cependant, retenait tous ces événements et les méditait en son cœur » (Lc 2, 19). Silencieuse, discrète, émerveillée, elle approfondit par la contemplation le mystère de Dieu qui est non seulement beau — on s’en doutait — mais aussi étonnant, ce qui, par définition, nous déconcerte. Dieu n’est jamais réductible à ce que l’on imagine : nous ne pouvons le rencontrer qu’en nous convertissant. Pour le dire en un mot : Dieu, parce qu’il est Amour, est aussi Paradoxe, surprise perpétuelle et source de vie nouvelle.
Mère de Dieu
En célébrant, à la fin de l’Octave de Noël, la Vierge Marie sous le vocable de Mère de Dieu, nous fêtons avant tout Dieu qui est Amour et Paradoxe. Au début du IVe siècle, à Constantinople, un conflit se noue entre le nouvel archevêque, Nestorius, et les chrétiens de son diocèse. Ceux-ci avaient hérité des générations précédentes l’habitude de prier Marie en l’appelant Theotokos, la Mère de Dieu. Nestorius, en l’apprenant, y voit une dévotion populaire excessive, et il leur oppose l’argument suivant : si Dieu est l’être parfait, l’être par excellence, alors il est sans cause, il ne peut pas avoir d’origine, et il n’a pas de mère… Il faut donc, conclut-il, appeler plutôt Marie la Christotokos, la Mère du Christ.
Nestorius avait sans doute des diplômes de théologie, mais son idée de Dieu était très intellectuelle, très abstraite : un Dieu nécessairement lointain, architecte de l’univers et Être Suprême. De Dieu, les chrétiens de Constantinople avaient, en revanche, une approche beaucoup plus concrète : c’est de Jésus Christ qu’ils parlaient. Ils font la distinction que saint Jean rappelle au début de son Évangile : « Dieu (le Père) personne ne l’a jamais vu ; le Fils Unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, c’est lui qui l’a fait connaître » (Jn 1, 18). Contrairement à Nestorius, les chrétiens de son diocèse avaient le sens du paradoxe. En Jésus-Christ, Dieu s’est réellement fait homme, et il a tout transformé, à jamais, sur son passage. Quand Dieu passe, nul n’en sort indemne !
Le plus beau cadeau possible
En fêtant Marie dans le mystère de l’Incarnation, nous pouvons nous rappeler ces mots du grand philosophe danois Søren Kierkegaard écrivant que « le penseur sans paradoxe est comme l’amoureux sans passion : c’est un type médiocre » (Miettes philosophiques, 1844). Dieu ne nous appelle pas à la médiocrité, mais à la vie en plénitude avec lui, à la suite de Marie. Il nous fait le plus beau cadeau possible, ce cadeau de l’Incarnation, que nous n’avons pas fini de contempler. L’Incarnation, c’est tout ? Oui, c’est tout.