Comme tous les hommes de ce pays, Robert porte des marcels. Ces T-shirts sans manche, sans col et sans élégance, que l’on glisse sous une chemise, sous un pyjama (ou que l’on porte seul, parfois) présentent un réel avantage : en cas de transpiration, ils limitent l’apparition de tâches. Dans un pays où les températures avoisinent régulièrement les 40°C, ce n’est pas négligeable… C’est même indispensable.
Comme sur tous les balcons d’Arménie, on aperçoit les marcels de Robert suspendus à un séchoir, volant au gré d’un vent qui, providentiellement, apparaît le soir. Comme beaucoup d’hommes aujourd’hui, Robert a ses humeurs, ses joies, ses peines, ses heures. Son heure à lui est d’ailleurs celle du repas : son ventre gargouille chaque jour au même moment, et sa faim ne tarde pas à se manifester par des cris ou des gémissements. Comme tous ses voisins ici, Robert apprécie la tendresse. Il en a même besoin : avec son caractère si discret et indépendant, on l’oublierait presque. Pourtant, il suffit de le prendre dans ses bras, ne serait-ce qu’une fois, pour contempler un visage serein et irradié de joie.
Pourtant, comme tous les patients de cette unité palliative, Robert souffre parfois. Sa santé est fragile. Son cerveau est en très mauvais état. À vrai dire, sa vie ne tient qu’à un fil.
Robert est déjà un petit homme, Robert est et sera, tant que sa vie s’accomplira, un homme.
Comme beaucoup d’enfants de cet orphelinat, Robert va probablement mourir. À un âge où l’on doit normalement continuer de mûrir. Pourtant, comme chacun de nous, Robert a le droit de s’accomplir. Même pour quelques mois, il a le droit de jouer, de s’exercer, de rire. Il a le droit d’être sollicité, d’être soulagé, d’être aimé. Il a le droit de vivre.
Comme tous les soignants, religieuses et bénévoles ici, nous veillons à être garants de ce droit, nous essayons de veiller sur chacun comme il est, et comme il se doit. Comme tous les hommes de ce pays, Robert porte des marcels. Et chaque fois que je lui enfile ces T-shirts sans manches, sans col et sans élégance, c’est pour moi comme un rappel : Robert est un petit d’homme, Robert est déjà un petit homme, Robert est et sera, tant que sa vie s’accomplira, un homme.