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La Cour suprême des États-Unis vient à nouveau de rendre un verdict qui crée des remous. Elle a en effet donné raison à un entraîneur de football (américain) dans un lycée, contre son administration. Celle-ci lui reprochait d’avoir pris l’habitude de revenir au milieu du terrain juste après les matches et de mettre un genou à terre pour rendre grâce et prier, accompagné de ceux qui le souhaitaient. Usait-il, en tant que citoyen, de la liberté d’expression (y compris de croyances) garantie par le Premier Amendement de la Constitution ? Ou bien, en se livrant publiquement, en tant qu’employé d’un service public, à un acte de piété, contrevenait-il à ce même Premier Amendement qui, précisément afin de préserver les libertés individuelles de conscience et de parole, exclut la reconnaissance officielle d’aucune religion ?
La Cour suprême encore sur la sellette
Les commentateurs n’ont pas manqué de relever que cet entraîneur, nommé Joseph Kennedy (sans lien de parenté avec la famille du président assassiné en 1963), avait reçu le soutien de la même majorité de juges "conservateurs" qui venaient d’abroger l’arrêt de 1973 sur l’avortement auquel étaient hostiles la plupart des chrétiens (protestants évangéliques et catholiques romains). Ce verdict s’inscrit de plus à la suite d’autres, interdisant par exemple aux États de refuser des subventions aux écoles confessionnelles, ou dispensant des congrégations charitables ou hospitalières de participer au remboursement des frais de contraception et d’avortement pour leur personnel féminin.
Ces litiges illustrent combien l’Amérique est divisée. Les ennuis ont commencé pour M. Kennedy lorsque ses prières sur terrain à la fin des matches ont été dénoncées non par ses joueurs, leurs parents ou des spectateurs, mais par un lobby laïcard. Il a refusé de transférer son action de grâce dans un local clos mis à sa disposition, et c’est lui qui, avec l’appui d’associations de protection des libertés religieuses, a poursuivi en justice l’administration scolaire. Et celle-ci a été soutenue par des organisations visant à refouler toute manifestation de religiosité dans le domaine privé. M. Kennedy a perdu en première instance, puis d’appel en appel, jusqu’à ce que, au bout de six ans, la Cour suprême tranche en sa faveur.
Quelle place pour l’Église non dans l’État, mais dans la société ?
Ses avocats ont apparemment convaincu la majorité des juges que les joueurs et les spectateurs qui le rejoignaient pour s’agenouiller sur la pelouse le faisaient librement. En face, on a fait valoir que l’entraîneur et sélectionneur de l’équipe a une autorité particulière, qui pouvait constituer une pression. La question est de déterminer comment comprendre et appliquer le principe de séparation entre les Églises et l’État — c’est-à-dire l’ensemble des institutions et services qui assurent le fonctionnement d’une collectivité nationale.
C’est un principe que le christianisme ne conteste nullement, tout en réclamant sa place dans la société. Le royaume de Dieu "n’est pas de ce monde" et le commandement suprême de l’amour exclut de contraindre à croire et à pratiquer. Mais toute croyance partagée a forcément une dimension collective. Pendant longtemps, et de nos jours encore sauf (en théorie seulement) en Occident désormais "libéral", les sociétés, même si elles avaient été évangélisées, ont tendu à marginaliser, voire persécuter les croyances minoritaires et les groupes ethniques qui ne s’intègrent pas et conservent leur culture propre : tout corps social est porté à exclure ce qui paraît menacer le consensus qui assure sa cohésion et donc sa survie.
Des droits de l’homme à la Terreur
On aurait pu croire que l’avènement de la démocratie engendrerait la tolérance. Ce n’est pas tout à fait ce qui s’est produit. La formule célèbre du révolutionnaire Antoine de Saint-Just, ami de Robespierre, est significative à cet égard : « Il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » L’exaltation des libertés individuelles n’aboutit pas comme par magie à l’unité du peuple ni à un consensus. La Terreur a bientôt aboli les droits de l’homme. C’est ce qui a justifié au XXe siècle des idéologies totalitaires, c’est-à-dire des religions sans dieux, bien plus répressives et inhumaines que les tyrannies despotiques et/ou cléricales.
Au XXIe siècle, le terrorisme libertaire est moins brutal, mais n’a pas disparu. Il a pris la forme du "politiquement correct", et maintenant de la mentalité "woke".
Au XXIe siècle, le terrorisme libertaire est moins brutal, mais n’a pas disparu. Il a pris la forme du "politiquement correct", et maintenant de la mentalité "woke". Celle-ci se traduit par la censure de toute opinion déclarer blesser une sensibilité personnelle. C’est ainsi, par exemple, que la venue sur un campus d’un orateur dûment invité, mais dont les opinions sont présumées offensantes (en matière sexuelle, raciale, politique, religieuse, etc.) sera annulée par les autorités sous la menace de contre-manifestations violentes. C’est à peu près le genre d’argument avancé contre cet entraîneur de football : des incroyants convaincus se plaignent d’être violés au plus profond de leur intimité par la confession publique d’une foi qu’ils jugent responsable d’une bonne partie des maux dont souffre l’humanité.
Le genou à terre des deux côtés
L’ennui est que, du moins aux États-Unis, les défenseurs des libertés religieuses contrattaquent sur le même terrain, avec des armes et attitudes analogues. Ainsi, Joseph Kennedy ne poursuit pas son administration scolaire pour non-renouvellement de son contrat (il ne l’a pas sollicité et n’a pas été licencié), mais pour entrave à sa liberté d’expression. Et son action n’est pas strictement individuelle, car il est moralement (et aussi concrètement) soutenu par des groupes résolus à en découdre avec une "bien-pensance" qui impose la tyrannie culturelle d’une minorité "libérale" au pouvoir dans les universités, les arts et les médias.
Il est par ailleurs frappant que le geste de Joseph Kennedy (mettre un genou à terre) ait été identique à celui d’un joueur de football nommé Colin Kaepernick en 2016, pendant l’hymne national avant un match professionnel, pour protester contre le racisme dans la police — ce qui avait déclenché l’ire de M. Trump, alors candidat à la présidence se présentant en protecteur des libertés religieuses. Et récemment, c’est pour protester contre la décision de la Cour suprême limitant le "droit à l’avortement" que la plupart des concurrentes du championnat national de cyclisme féminin sur route ont fait la même chose avant le départ.
La démocratie en crise
Des deux côtés, donc, on met le genou à terre, on va devant les tribunaux, et la polémique ne fait que rebondir. La justice est impuissante à régler tous les contentieux. Il ne semble pas non plus que le problème puisse être résolu au niveau politique par l’adoption de lois. Des législations opposées selon les États démentent l’unité de la nation. À l’échelon fédéral, les majorités sont étroites et changeantes, et la super-majorité (60% des voix) requise au Sénat (plus décisif que chez nous) rend pratiquement impossible l’adoption de mesures souhaitées par une moitié (ou peu s’en faut) de la population et rejetée par l’autre. De plus, la place de la religion dans la société ou l’avortement ne sont pas les seuls critères de choix des électeurs…La démocratie est en échec, ou du moins en crise, lorsque les libertés réclamées par les uns sont considérées par les autres comme incompatibles avec celles qu’eux-mêmes revendiquent. Un peu de la sagesse qu’inspire le souci du bien commun ne serait pas mal venu. Il est permis d’estimer que les chrétiens pourraient sans rien renier en donner l’exemple.