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Du théâtre au tribunal, Jan Fabre et le corps en scène

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ALEXEI DANICHEV / SPUTNIK / SPUTNIK VIA AFP

Jan Fabre.

Henri Quantin - publié le 04/05/22

L’artiste provocateur Jan Fabre qui s’est fait un nom avec ses mises en scènes scatologiques vient d’être condamné pour violence et agressions sexuelles. L’écrivain Henri Quantin décrypte les multiples contradictions d’une certaine Modernité révélées par cette affaire.

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Condamné par le tribunal d’Anvers pour agression sexuelle, humiliations et violences, le plasticien, chorégraphe et metteur en scène Jan Fabre a tout de l’idole de la Modernité déchue par la Modernité elle-même. Le festival d’Avignon 2005 lui avait offert tapis rouge et carte blanche. Le programme tentait d’allécher le badaud, sans craindre les formules creuses de la communication cultureuse : « Jan Fabre est un artiste qui ne cesse de questionner la vitalité de l’être humain, et d’interroger la place de l’art et de l’artiste dans notre monde.  » « Questionner » et « interroger » : devant ces deux verbes auxquels il est devenu impossible d’échapper, le lecteur attentif aux mots laisse affleurer une double question : s’agit-il de permettre une interrogation ou de mener un interrogatoire, d’ouvrir un questionnement ou de soumettre à la question ? Autrement dit, parle-t-on d’une activité de l’esprit ou d’une séance de torture ? La suite de la présentation avignonnaise de Jan Fabre se voulait un peu plus précise : « Il est un poète qui explore, jusque dans ses limites, son corps, son âme, ses visions. » Telle était la version officielle, assez ésotérique pour le non-initié : interroger, questionner, explorer.

Une scatologie arrogante

La présentation du spectacle par la compagnie de Jan Fabre elle-même levait un peu les brumes communicationnelles :

Fabre utilise le corps de ses danseurs comme banc d’essai : ils produisent de la sueur, des larmes, de la salive, du sperme et de l’urine. Le corps n’est plus ici le support d’un récit ou d’un personnage, mais la matière première, à la fois sujet et objet.

Les spectateurs devenaient ainsi un peu plus avertis. Même si l’image du « banc d’essai » corporel pouvait demeurer énigmatique, ils pouvaient s’attendre à quelques scènes déplaisantes à regarder. L’un des plus célèbres d’entre eux, Régis Debray, sortit de ce festival si exaspéré qu’il publia illico un essai vigoureux contre cette scatologie arrogante, fossoyeuse du projet « élitaire pour tous » cher à Jean Vilar et à Antoine Vitez.  

Dans l’article du 29 avril qui rapporte le jugement du tribunal, Libération, de son côté, a le mérite de ne pas tourner autour du pot de chambre. La journaliste se souvient avec émotion de sa joie devant la crudité de ce qui était donné à voir, sans le vêtir des cache-sexe de ce qui « interroge » ou « questionne » : « En 2005, il faisait pisser des rangées de danseurs sur scène dans The Crying Body, ça choquait l’extrême droite flamande du Vlaams Belang, ça défrisait le Figaro et nous, à Libé, l’on se réjouissait d’imaginer Jan Fabre en flingueur de morale parant les insultes d’un revers de raquette en suçotant calmement son cône glacé sous le cagnard du Festival d’Avignon. » À l’évidence, le jugement présent n’annule pas l’admiration passée.

Du corps-objet à la femme-objet

Lire ces trois évocations d’un même spectacle permet avant tout un amusant effeuillage des oripeaux de la communication culturelle. Dépouiller les programmes de leur emballage publicitaire est une mise à nu au moins aussi libératrice qu’exposer des corps pour « briser les tabous ». Entre « questionner la vitalité de l’être humain » et faire « pisser des rangées de danseurs », il y a l’écart entre le discours fermé sur lui-même du microcosme et la réalité perçue par le spectateur. De quoi rendre presque sympathique la description de Libération, qui ne cache ni la crudité du réel exhibé sur scène, ni la volonté adolescente de choquer le bourgeois. Pour ce qui est du jugement de valeur, c’est autre chose.

Plus spécialement quand il s’agit du corps d’une femme nue, le fantasme de l’homme ouvre la voie à mille manipulations sous couvert de création : l’art devient l’alibi sacralisé de la violence sexuelle.

À vrai dire, la deuxième présentation, celle de la compagnie de Jan Fabre, n’était elle-même pas loin d’exhiber la réalité nue : « Le corps n’est plus ici le support d’un récit ou d’un personnage, mais la matière première, à la fois sujet et objet », disait-elle. De son propre aveu, elle faisait donc du corps un objet, ce qui peut bien sûr avoir un sens artistique, mais exige une extrême prudence vis-à-vis du rêve de domination du metteur en scène. Plus spécialement quand il s’agit du corps d’une femme nue, le fantasme de l’homme ouvre la voie à mille manipulations sous couvert de création : l’art devient l’alibi sacralisé de la violence sexuelle ; le discours sur le corps-objet légitime la transformation de l’actrice en femme-objet ; l’aura du génie supposé et la pression tacite du reste de la compagnie annihile les velléités de refus.

« La fête est finie »

Il y a certes bien des raisons de juger cette histoire un peu ridicule. On peut par exemple ironiser sur une plaignante qui accuse le metteur en scène d’« atteinte à la pudeur », alors que cela ne la gênait pas de s’exhiber dans toutes les positions sur scène. L’avocate de Jan Fabre ne s’est d’ailleurs pas privée de cet argument : « Il ne s’agit pas ici de mineurs sans défense qui sont abusés mais de femmes fortes, éduquées, qui choisissent d’aller faire de la danse radicale avec Jan Fabre. » De fait, quand le metteur en scène affirme travailler sur la ressemblance des êtres humains avec des animaux, ce n’est sûrement pas à des oies blanches qu’ils pensent.

Il est également tentant de ne voir là qu’un nouvel épisode de la lutte du Moderne contre le Moderne, théorisée il y a vingt ans pas Philippe Muray. S’affrontent là « deux ennemis également certifiés conformes aux idéaux du monde […], respectables au même titre selon les critères de la Modernité » : à ma gauche, le champion de l’art transgressif ; à ma gauche aussi, la porte-parole de Me too. Il est amusant de voir comment Libération tente un grand écart — artistique ? — entre les deux modernes. « La fête est finie », note le journaliste. « À Libé », quand on fait mine de se réjouir d’une condamnation pour « atteinte à la pudeur », on ne parvient jamais vraiment à convaincre. Habitué à hurler au complot des culs-serrés, le journal donne toujours l’impression de n’applaudir que d’une seule main la révolte des femmes libérées, quand elles ne s’attaquent plus seulement aux cibles homologuées par l’antifascisme.

Un avant et un après

Toutefois, malgré les multiples contradictions du monde moderne que révèle cette affaire, une condamnation comme celle qui vient d’avoir lieu rappelle avant tout, à ceux qui auraient voulu l’oublier, que les comédiennes ne sont pas des poupées pliables à volonté aux fantasmes du metteur en scène. Chez Jan Fabre, disait encore le programme d’Avignon 2005, « l’homme se manifeste à travers ses pulsions, là où réside sa beauté, celle du corps, sa jouissance, de l’extase à l’agonie, de la soumission à la révolte ». « Des pulsions ? » Il faut croire que le metteur en scène sans tabou était plus naïf sur les siennes que n’importe quel moine chaste. « De la soumission à la révolte ? » Le texte désignait les métamorphoses du corps humain, mais il vient de prendre une portée nouvelle par la voix des plaignantes.

Ce dénouement hors-scène qui fait passer du théâtre au tribunal révèle que le corps ne s’expose jamais impunément sur scène, plus encore quand il est nu.

Le réel a débordé la scène, accomplissant de manière imprévue l’idéal que tant de metteurs en scène affichent : que le spectacle continue à vivre après le baisser de rideau, que plus rien ne soit jamais pareil après. De fait, il y aura sans doute un avant et un après la condamnation de Jan Fabre dans le monde du spectacle vivant, ce qui, après tout, témoigne de l’impact de son travail sur le monde. À propos des spectacles de la compagnie, l’avocate de Jan Fabre a déclaré à l’audience : « Avec cette place essentielle du corps nu, du corps en métamorphose, on vise le vrai épuisement, les vraies émotions. » Il voulait du « vrai » ! Le voilà servi, dans ce dénouement hors-scène qui fait passer du théâtre au tribunal et qui révèle que le corps ne s’expose jamais impunément sur scène, plus encore quand il est nu.

Un jugement à la fin du dernier acte, pour clore l’intrigue : le procédé était fréquent dans la dramaturgie classique. En refusant la progression linéaire et organique du modèle théâtral aristotélicien, la scène post-dramatique des dernières décennies a remis en cause la notion de dénouement. À Anvers, la réalité a offert à Jan Fabre celui qui manquait à ses spectacles. Rien ne dit que ce dénouement-là ne soit pas, selon le vœu d’Aristote, celui que tout ce qui précède rendait nécessaire.

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