Une amie libraire me confiait cette semaine son désarroi. Alors que la guerre en Ukraine est à nos portes — à seulement 2.500 kilomètres de distance ! — elle ressentait un sentiment de résignation prendre de plus en plus de consistance autour d'elle. Un mois après le déclenchement de l’invasion russe, après la grande vague émotionnelle qu’il avait provoquée, elle constatait comme une sorte de ressac dominé par un sentiment aigu d’impuissance.
La tentation du pessimisme
Et pourtant quel élan de solidarité pour les réfugiés ukrainiens ! Les migrants venant d’autres contrées n’auraient pas rêvé meilleurs accueil et spontanéité hospitalière ! Pouvoirs publics, collectivités territoriales, organisations caritatives et humanitaires et initiatives individuelles ont vite jumelé leurs efforts pour que femmes et enfants, fuyant l’enfer de la guerre, puissent trouver asile dans notre pays : 10.500 titres de séjour leur ont été accordés au motif de protection temporaire. Les Français ouvrent aussi volontiers leurs porte-monnaie : la seule Fondation de France avait récolté près d’1,5 millions d’euros le 4 mars dernier. "C’est beau, c’est grand, c’est généreux la France" s’extasiait de Gaulle ! C’est toujours vrai aujourd’hui.
Comment ne pas vibrer comme un sismographe au malheur humain ! Et courir le risque d’y laisser un peu de la peau de notre espérance ?
Alors comment expliquer le pessimisme de mon amie ? Son nez l’a-t-elle trompée ? Ou bien a-t-elle été submergée par son sentiment personnel d’insuffisance, au point de ne plus discerner les contrastes de la réalité ? Tous, nous sommes à la merci de céder à notre défaitisme intime. Surtout devant le spectacle quotidien de bombardements civils, de cadavres jonchant les rues et de familles se terrant jour et nuit dans des caves… Comment ne pas vibrer comme un sismographe au malheur humain ! Et courir le risque d’y laisser un peu de la peau de notre espérance ? C’est le salaire de l’empathie sincère.
Le démon de l’habitude
Mais un autre risque nous menace. C’est celui qu’a pressenti mon amie libraire. C’est celui qu’a identifié le pape François lors d’un récent Angélus : "Veillons à ne pas nous habituer à la violence et à la guerre… il y a un danger que dans les semaines ou les mois à venir, nous nous y habituiions et que nous oubliions !" L’habitude ! L’habitude et son corollaire immédiat, l’ennui. Voilà ce qui pend au nez des âmes habituées à la paix : si la guerre devait s’enliser, nous pourrions être tentés de regarder ailleurs, de zapper pour voir d’autres images plus rassurantes et agréables.
Jean-Marie Domenach, résistant au nazisme et intellectuel catholique engagé avait écrit, dans les années soixante, un essai intitulé Le Retour du tragique. Il expliquait que la paix et la sécurité apportées par la victoire des démocraties sur les totalitarismes, avaient anesthésié la conscience des Européens. Habitués à vivre sans la crainte d’un conflit militaire, ils avaient "éliminé le tragique en le noyant dans le bien-être et la science". Pourtant rappelait l’auteur, "le retour du tragique est inévitable". Depuis un mois, le tragique est de retour en Europe et dans nos vies. La guerre en Ukraine est devenu notre pain noir. Pour ne pas être ingrats envers les années de paix dont nous avons bénéficié pendant presque quatre-vingts ans, peut-être devons-nous simplement nous évertuer, chaque jour, à ne pas oublier la guerre, à ne pas nous habituer à la violence. "Le démon de mon cœur s’appelle : À quoi bon !" disait Bernanos.