Vu d’ici, c’était certain : massée à ses frontières, avec ses milliers de chars, d’avions et d’hélicoptères, après ses tirs d’artillerie préventifs contre les bases militaires du pays convoité, l’armée russe, si elle le voulait, ne ferait qu’une bouchée de l’Ukraine. Et voilà que "contre toute attente" la guerre éclair s’est enlisée. Un peuple s’est levé. Après la peur d’avant l’invasion, puis la stupeur, à son déclenchement, le peuple ukrainien est passé à l’action, celle qui vainc tout effroi. L’habit fait le moine, plus qu’on ne le croit. L’évènement, surtout quand c’est une épreuve, révèle les personnalités. Élu de façon abracadabrantesque, le président ukrainien passait pour un clown. Le voilà animé par la grâce de son état. Ce qui était caché éclate ainsi au grand jour. La triste guerre enfante les héros ordinaires qui sommeillaient dans cette nation, forgée au fil des générations, des soubresauts et des épreuves de son histoire.
Le retour des différences
Côté russe, la désorganisation des troupes semble dilapider l’abondance des moyens engagés. Elle révèle surtout le manque de motivation — et de légitimité — de l’agresseur. La mégalomanie du chef totalitaire, auquel aucun membre de l’entourage n’ose résister, lui aurait-elle fait prendre ses oukases pour la réalité ? En quelques jours s’est révélé la résilience du plus faible contre la présomption du plus fort. David contre Goliath. Un pays, un territoire, pour ses habitants, aurait donc quelque chose de si sacré qu’on peut aller jusqu’à risquer — donner — sa vie pour le défendre ? Assurément. En 2022 comme autrefois. Situations maintes fois observées dans l’histoire, dont nous avions peut-être perdu la mémoire. Des différences essentielles qu’on niait réaffirment leur pertinence.
À l’heure de la globalisation, le concept de frontière prend sa revanche. Des pays voisins prouvent — en toute souveraineté — leur amitié, comme la Pologne soudain réhabilitée. Aux frontières, les adieux sont poignants. Leçons de bravoure inimaginables : les pères-combattants retournent défendre leur terre ; les épouses, avec leurs enfants se réfugient dans l’exil. À l’heure de la neutralisation des genres, leur asymétrie est confirmée. N’en déplaise aux contempteurs des "stéréotypes de genre", les hommes, très majoritairement, ont revêtu les tenues de combat, et se sont armés, tandis que les femmes se chargeaient de leurs enfants et des vieillards inaptes au combat, à protéger le mieux possible, et, si possible à évacuer à l’écart de la guerre.
Les vraies communautés humaines font preuve d’une extraordinaire inventivité quand il s’agit de défendre leur identité, leur liberté, leur survie !
N’en déplaise aux machistes cependant, de nombreuses combattantes, amazones d’autant plus admirables qu’elles sont minoritaires ont aussi pris les armes. Chacun son rôle, toutefois. Ceux qui récusent toute idée de complémentarité entre hommes et femmes se heurtent à un écueil : "C’est un défi pour ma pensée féministe", a reconnu honnêtement Irène Théry, le 8 mars : "Comme toutes les féministes, je me bats contre la partition sexuée des rôles. Mais comment ne pas voir qu’en cas de guerre, on retrouve la partition classique : les hommes vont risquer leur vie pour leurs valeurs et protéger les réfugiés ; les femmes partagent exactement les mêmes valeurs et tentent de fuir en protégeant les enfants et les vieilles personnes. Comment critiquer ça ? Que penserait-on d’hommes qui partiraient avec les enfants en laissant leur épouse aller se battre ?"
Mourir pour l’Ukraine
Retour au réel : les vraies communautés humaines font preuve d’une extraordinaire inventivité quand il s’agit de défendre leur identité, leur liberté, leur survie ! En quelques jours, toute une économie de guerre s’est développée : abris souterrains dans le métro, soutien de "l’arrière" aux combattants, répartition des rôles en fonction des compétences, des générations, des genres. Un homme d’âge mûr creuse des tranchées à la pelle, sur un terre-plein central, pour y attendre, de pied ferme, les blindés ennemis. Certains les disent en panne sèche, peut-être désertés par de jeunes conscrits russes déboussolés, qui ne comprennent pas le sens de cette guerre.
L’élan de solidarité né dans de nombreux autres pays, parfois lointains, se manifeste aussi d’une façon qu’on n’aurait pas pronostiquée. Mourir pour l’Ukraine ? Les volontaires de la "légion internationale" compteraient déjà 30.000 hommes, issus de 52 nations ! Certains légionnaires appartiennent à la diaspora ukrainienne. Mais beaucoup d’autres se sont mobilisés simplement pour servir la justice, répondant à l’appel lancé fin février par le président Volodymyr Zelensky. Le nombre des combattants volontaires affluant de l’étranger, de pays aussi lointains que la Corée ou le Japon, est déjà comparable à celui des célèbres "Brigades internationales" de la guerre d’Espagne… Qui l’eut cru ?
L’humanité est fondée sur ce qui relie
Il ne s’agit pas de disserter ici sur la cause de l’agression russe, ni sur l’Otan, ni sur le sort des populations russophones de l’Ukraine, ni sur les compromissions d’une orthodoxie d’État, ni sur la "dépendance énergétique" de nombreux pays européens ; il faudra aussi réfléchir à l’extrême vulnérabilité que le nucléaire civil fait courir au monde, en cas de bombardements délibérés ou maladroits, ou de "simple" coupure d’électricité, comme celle que la centrale accidentée de Tchernobyl subit aujourd’hui. L’histoire reprend son cours n’en déplaise à Francis Fukuyama.
Mais force déjà est de constater la capacité d’un peuple à prendre en main son destin. L’individualisme intégral et l’hédonisme généralisés n’ont pas éteint l’élan viscéral d’altruisme et de don de soi. Au lieu du sauve-qui-peut désordonné et égotique, sur lequel tablait visiblement le dictateur russe, avec ses rodomontades, le peuple ukrainien nous fait redécouvrir que l’humanité est fondée sur ce qui relie une communauté d’hommes : une terre, un territoire, une histoire, une langue, une culture, un drapeau. Bref des racines et des rites. Sans oublier les valeurs spirituelles qui cimentent un peuple. Ces communs sont si précieux qu’ils valent, pour beaucoup, le sacrifice de leur vie !
Une nouvelle hauteur de vue
Dans son célèbre Discours de Harvard, prononcé le 8 juin 1978, Alexandre Soljenitsyne fustigeait "en ami", l’amollissement spirituel de l’Occident : "Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l'Ouest aujourd'hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique." Et de préciser que ce déclin du courage "semble aller ici ou là jusqu'à la perte de toute trace de virilité". Or, ajoutait le dissident du communisme, "faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin ?". Pour l’auteur de l’Archipel du Goulag, le matérialisme et la quête de l’opulence rendait l’Ouest vulnérable : "Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?". Il faudrait relire la totalité de ce discours en écho de la surprise ukrainienne :
Et si cette horrible guerre, qu’on espère — c’est notre prière — aussi brève et aussi peu meurtrière que possible, nous faisait entrevoir, avec l’âme du peuple ukrainien, ce monde d’après ?