Face à l’offensive russe, les Églises locales sont unies et font preuve de "créativité", assure Pavlo Smytsnyuk, le directeur de l’Institut œcuménique de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, une ville majoritairement catholique. Actuellement en déplacement aux États-Unis, il est en contact quotidien avec ses interlocuteurs ukrainiens, catholiques et orthodoxes. Il revient sur le bouleversement provoqué par la guerre en Ukraine, qui remet notamment en question l’affiliation de nombreuses paroisses orthodoxes ukrainiennes au Patriarcat de Moscou.
Comment les Églises d’Ukraine réagissent-elles depuis le début de l’offensive?
Pavlo Smytsnyuk : C’est un choc pour toutes les Églises, qui se trouvent donc obligées à une forme de créativité pour faire face à la crise. Elles ont toutes condamné cette agression, chacune avec une déclaration propre. Il y a aussi eu une déclaration forte du "Conseil panukrainien des Églises et des communautés religieuses", qui inclut les juifs et les musulmans. Toutes ces instances défendent l’intégrité de l’Ukraine. Nous n’avons jamais vu une telle solidarité entre les Églises en Ukraine.
Les prêtres et séminaristes ne sont pour l'instant pas astreints à la mobilisation générale.
Elles s’adaptent aussi au niveau pratique. Le séminaire grec-catholique de Kiev, où j’enseigne, s’est exilé à Lviv, avec les étudiants venant de l’Ukraine centrale et orientale, en proie aux combats les plus intenses. Pour le moment, les prêtres et séminaristes ne sont pas astreints à la mobilisation générale.
Est-ce que cette guerre est de nature à modifier le paysage déjà complexe de l’orthodoxie en Ukraine ?
Je crois que oui, car on remarque que le patriarche de Moscou, Kirill, et le primat Onuphre, le métropolite de l’Église orthodoxe ukrainienne qui demeure sous la juridiction de Moscou, ne disent pas la même chose. Le patriarche de Moscou envoie des messages ambigus. Il a demandé de ne pas atteindre les civils, mais il ne dénonce pas la guerre. Quand il défend "l’unité de la sainte Russie", il utilise le même langage que Poutine et Loukachenko. Au contraire, Onuphre a condamné la guerre en demandant explicitement à Poutine d’arrêter l’offensive. C’est un grand changement car son Église a toujours mis en valeur cette notion du Russkiy Mir, du “monde russe”, avec l’idée d’une civilisation unie par une seule culture. Elle traverse donc un moment de crise.
Une condamnation de la guerre par le patriarche Kirill, comme une partie du clergé orthodoxe l’espérait, aurait permis de sauver la communion de cette Église orthodoxe ukrainienne avec Moscou.
L’Église orthodoxe russe s’est toujours pensée cosmopolite. Le patriarche Kirill revendique d’avoir une Église qui exerce une juridiction au-delà du territoire de l’État russe, vers l’Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie, et même jusqu’au Japon. C’est donc une Église qui n’est pas nationale mais qui se veut pluraliste et cosmopolite. Mais, aujourd’hui, sa position est à l’unisson des autorités russes. L’avenir de la branche ukrainienne est donc incertain, beaucoup pensent qu’elle va se détacher. Une condamnation de la guerre par le patriarche Kirill, comme une partie du clergé orthodoxe l’espérait, aurait permis de sauver la communion de cette Église orthodoxe ukrainienne avec Moscou. Mais maintenant, ce sera très difficile.
Le mouvement d’autocéphalie des orthodoxes ukrainiens pourrait donc s’accélérer en conséquence de cette guerre ?
L’orthodoxie ukrainienne est divisée en deux Églises : l’une, qui fait partie de l’Église russe, l’autre, autocéphale (indépendante), créée par Constantinople en 2019. Pour le moment, depuis 2019, entre 400 et 600 paroisses orthodoxes de l’Église affiliée à Moscou ont rejoint l’Église autocéphale, pour un total d’environ 10.000 paroisses. C’est beaucoup moins que ce qu’avait imaginé le patriarcat de Constantinople, mais l’actualité va probablement accélérer ces changements de juridiction des paroisses.
Certains théologiens recommencent même à parler d’un Concile d’union, pour reconstituer l’unité d’une Église orthodoxe d’Ukraine indépendante de Moscou.
Et au-delà de ça, certains théologiens recommencent même à parler d’un Concile d’union, pour reconstituer l’unité d’une Église orthodoxe d’Ukraine indépendante de Moscou. Pendant ces derniers jours, des réunions du clergé de plusieurs diocèses liés à l’Église russe ont demandé l’indépendance par rapport à Moscou. Ce mouvement est désormais soutenu par leurs évêques. Jusqu’à présent, ce processus amorcé sous la conduite de l’ancien président ukrainien Petro Porochenko semblait trop politique, et de nombreux prêtres orthodoxes se méfiaient de cette instrumentalisation. Mais avec ce nouveau contexte, les changements de juridiction vont s’accélérer.
Une victoire russe risquerait-elle de s’accompagner de violations de la liberté religieuse ?
Oui, bien sûr, ce scénario de détachement de l’Église orthodoxe vis-à-vis de Moscou ne s’appliquerait que si l’Ukraine indépendante remporte la guerre. Par contre, si la Russie met en place à Kiev un gouvernement de marionnettes, on ne peut pas exclure que les nouvelles autorités empêchent les activités d’une Église orthodoxe autocéphale, tout comme celles de l’Église catholique. Déjà, sous la présidence de Viktor Ianoukovich, le président pro-russe au pouvoir de 2010 à 2014, il y avait eu des menaces à l’égard de l’Église grecque-catholique. Par exemple, l’université catholique de Lviv, où j’enseigne, rencontrait des difficultés avec le ministère de l’Éducation. Donc si la Russie prend l’Ukraine, la nouvelle Église orthodoxe et les grecs-catholiques seront persécutés.
Dans ce contexte de guerre, peut-on parler d’un "œcuménisme de la charité" en Ukraine aujourd’hui ?
Actuellement il y a beaucoup de petites initiatives, surtout pour aider les réfugiés, mais cela ne se situe pas encore dans une coordination globale. Au niveau de l’Église catholique, Caritas organise des centres régionaux, mais l’Église orthodoxe a moins de réseaux de charité. Il commence à y avoir des gestes de solidarité sur un plan international. Au niveau européen, la Conférence des Églises européennes (CEC) qui rassemble surtout des protestants et des orthodoxes, a fait un message très courageux en demandant à l’armée russe de rentrer en Russie. Mais le Conseil œcuménique des Églises (COE), lui, avait fait un communiqué plutôt neutre, dans un premier temps. Le Patriarcat de Moscou est encore représenté dans ces organes, ce qui influe sur la manière dont ils réagissent.
Les autres Églises orthodoxes ont aussi manifesté leur solidarité. Quant au Saint-Siège, il s’est montré très prudent, mais je pense qu’il est en train d’œuvrer à une solution pacifique, comme le laisse penser le geste symbolique de la visite du pape François à l’ambassade de Russie. La diplomatie vaticane agit traditionnellement d’une façon plus discrète, mais je me souviens que du temps de Jean Paul II, le cardinal Etchegaray était souvent envoyé dans les situations de crise. On pourrait imaginer aujourd’hui aussi que le pape envoie un cardinal en Russie, en Biélorussie, et surtout en Ukraine, pour montrer sa solidarité.