Du 17 au 22 février se tenait à Rome un symposium sur le sacerdoce, patronné par le cardinal Marc Ouellet, préfet pour la Congrégation des évêques, d’origine canadienne. Au même moment, La Croix faisait écho à la « rapide disparition des églises au Québec », où « depuis 2003, plus d’un quart des lieux de culte (chapelles ou églises) ont été fermés, abandonnés ou sont en reconversion ». Une Église sans prêtres et une société sans églises : ce paysage forme-t-il notre horizon ? La question n’est pas nouvelle. Dans les sociétés dites « avancées », le problème du bon Dieu fut réglé dans le grand chaudron des années soixante, lorsqu’une jeunesse en fusion et en effusion se mit à rugir de plaisirs. Après deux guerres mondiales, l’esprit adolescent ouvrit la fenêtre et changea d’ère.
Un autre monde
Au Québec, la Révolution tranquille succède à la Grande Noirceur. Un peu partout en Occident, le catholicisme s'installe dans le grand sommeil de l’entente cordiale avec le pouvoir séculier, malgré un Jean-Paul II superstar. En France, l’État continue à gérer sur ses deniers les beaux restes d’un gros patrimoine dont le nombre de clochers, ramené à celui des ouailles, devient toujours plus coûteux et encombrant. Puis ces édifices se mirent à ne plus parler d’eux-mêmes. L’incendie de Notre-Dame nous apprit que certains doutaient qu’elle fût une cathédrale. L’érosion de la pierre est moindre que celle des repères. La figure du prêtre subit aussi un mouvement continu et progressif d’expulsion culturelle. On ne sait plus très bien ce que c’est. Sacerdoce, synode ou théologie sont des mots incompréhensibles. Il y a toujours des érudits et des militants, mais quid du « populo » ?
En frustrant le mâle, l’Église catholique fabriquerait des prédateurs en série dont elle s’emploierait à cacher les crimes. Cette image effroyable s’ajoute à un statut du clerc prolétarisé : ni femme, ni argent, ni reconnaissance. Ce drôle d’homme est l’envers de nos vies
Les seules figures de prêtre que les media lui aient jamais montrées sont celles de l’abbé Pierre, aimable, et du père Preynat, exécrable. Le premier, Vincent de Paul du XXe siècle, appartient à l’histoire ; le second fascine nos contemporains. Le mal résiderait dans l’interdit sexuel, vu comme une torture, dont le refoulé salirait les enfants. Ne pouvant toucher au paradis terrestre, le prêtre transformerait en enfer la vie d’êtres fragiles sur lesquels il exercerait son pouvoir de vengeance. En frustrant le mâle, l’Église catholique fabriquerait des prédateurs en série dont elle s’emploierait à cacher les crimes. Cette image effroyable s’ajoute à un statut du clerc prolétarisé : ni femme, ni argent, ni reconnaissance : ce drôle d’homme est l’envers de nos vies : « Jamais auparavant la figure du prêtre n’avait été regardée avec autant de suspicion et de méfiance ou, au mieux, avec une indifférence totale, comme on regarde une personne qui appartient à un “autre monde” », déplore dans La Croix Lucetta Scaraffia.
La concurrence du clergé médiatique
Quel est-il, cet autre monde ? Sans doute la journaliste pointe-t-elle le catholicisme paroissial dont le curé d’Ars est encore l’icône indépassable. Le XIXe siècle demeure la matrice de tant de nos références et un idéalisme évangélique auréole la nostalgie de la société villageoise. Mais en féministe zélée, Lucetta Scaraffia décrie surtout l’ordre patriarcal dont le prêtre, telle une antiquité curieuse, serait la survivance honteuse. Il faut renverser la statue du monopole masculin. Cette pression militante ne lâchera rien tant que le modèle de la prêtrise n’aura pas été réformé dans son sens unique. Cette voie est une impasse. Il n'y a pas à placer le débat sous la ceinture de chasteté. La chute du nombre de prêtres ne s’enracine pas dans un déni de jouissance matrimoniale, affective et sexuelle.
C’est qu’aux yeux du monde, l’Église catholique, sorte d’État dans l’État, est faite pour régner. On lui reproche toujours cette intention, alors qu’elle ne cesse de s’en départir.
Le malaise sacerdotal, à mon sens, a des causes plus structurelles : La première, c’est que le prêtre subit la concurrence du magistère des media. Ses quatre pouvoirs (infaillibilité, inquisition, médiation, onction) sont exercés par ses alter ego du journalisme et de la télévision. Ce sont eux qui disent le bien et le mal — dont les oukases sont attendus et craints. Pendant des siècles, l’Église hébergea et arbitra les élégances de l’esprit, jusqu’aux luttes politiques. Le spectacle de la vie se passe désormais hors du champ du catholicisme. Les clercs pourraient gloser à l’infini, la société n’embrayerait plus sur leurs sentences. L’adjectif « inaudible » résume cette situation. Voudraient-ils se montrer injonctifs que leur démarche serait épinglée comme moralisatrice, discriminatoire, anti-républicaine, etc. Au lendemain de Vatican II, le clergé avait pourtant déployé une grande créativité pour se faire aimer des hommes mais la cool attitude ne freina point la déchristianisation. Elle amusa ou irrita, comme le curé hurlant « Jésus revient ! » dans la Vie est un long fleuve tranquille (1988). C’est qu’aux yeux du monde, l’Église catholique, sorte d’État dans l’État, est faite pour régner. On lui reproche toujours cette intention, alors qu’elle ne cesse de s’en départir. Mais on ne se refait pas. Privé d'une stature politique, le prêtre flotte dans les habits d’une autre époque, peuplée d’édifices dont la majesté lui rappelle un pouvoir perdu, ce qui a quelque chose de culpabilisant et de démoralisant. Dans ce contexte, désigner le cléricalisme comme la source des dérèglements ecclésiaux est une manière presque ironique de rendre hommage au pouvoir que l’Église n’a plus. Sauf à définir le cléricalisme comme ce pouvoir résiduel dont le prêtre abuserait sur son entourage, n’étant plus lui-même formé et destiné à l’exercer sur la société.
Prendre sa place
La deuxième cause tient au peu de pouvoir laissé au prêtre dans une société dominée par le pluralisme religieux. S’il est envoyé par le bon Dieu, son statut ne peut souffrir d’être mis en concurrence sur l’étalage des croyances disponibles. Son sacrement n’est pas compatible avec le consumérisme spirituel si fort aujourd’hui, comme le montre le succès des spiritualités douces venues d’Extrême-Orient. L’Église n’ayant plus le monopole du service public de l’âme, le prêtre est obligé de faire du commercial pour se rendre désirable. À ce jeu, les évangéliques sont bien meilleurs. Leur tâche est plus facile. Aucune transcendance instituée ne les missionnant auprès des hommes, l’économie de marché est faite pour eux.
La question du pouvoir ne dépend pas du nombre, faut-il le rappeler. Le peu de prêtres n’explique pas la moindre influence de l’Église. Depuis toujours, un certain activisme politique se méfie du nombre. Le Parti communiste, par exemple, le percevait comme un obstacle à l’efficacité militante. Des minorités organisées et résolues ont beaucoup de pouvoir. Le clergé pourrait être fort influent, avec les forces dont il dispose encore. S’il ne l’est pas, c’est que ni lui ni les catholiques ne savent ce qu’ils veulent et que d’autres acteurs plus déterminés et plus puissants relèguent l’autorité de l’Église à un rang inférieur dans l’ordre de la légitimité et même de l’intelligence. Cela se ressent dans le débat public où l’absence de clercs est trop flagrante. In fine, la figure du prêtre n’a d’autre place que celle que ses rivaux et ennemis veulent bien lui assigner. Et le strapontin n’est pas confortable, convenons-en.
Rendre visible l’invisible
La troisième cause du malaise sacerdotal tient à la difficulté de rendre compte d’un ordre surnaturel. Un prêtre est chargé de rendre visible par les sacrements une réalité invisible à l’œil humain. C’est donc, pense-t-il, que cette réalité existe. Mais qui y croit vraiment, y compris chez les catholiques quand les sondages montrent leurs doutes à propos de la présence réelle ou de la résurrection du Christ ? Lucetta Scaraffia regarde le prêtre comme une personne appartenant à un autre monde. Prenons-la au mot. Ce monde n’est pas derrière nous mais devant et au-dessus, selon l’adage du philosophe-paysan Gustave Thibon : « Je ne recule pas vers ce qui fut ; je monte vers ce qui demeure. » Le prêtre est ce premier de cordée guidant les âmes au sommet. La métaphore alpine est en apparence un peu facile, en fait très exigeante. Le guide de haute montagne doit connaître l’itinéraire, s’adapter au pas et au souffle de son client, l’avertir des dangers, l’encourager dans l’effort. Les sacrements fonctionnent comme les relais installés sur la paroi. L’âme tenue par la corde doit désirer par-dessus tout aller là-haut, ne jamais renoncer, se montrer humble et disciplinée, afin d’éviter les erreurs et les abîmes. Si le guide instruit le client, tous deux se comprennent en silence, regardent vers le haut, vers les splendeurs minérales. La beauté céleste est le point focal de l'ascension. Elle illuminera bientôt leur visage. Exigence, confiance, persévérance. Le sommet se rapproche, c’est la sainteté — dont le prêtre n’a pas l'exclusivité puisque sa mission consiste à y mener le plus de monde possible.