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Dans l'existence quotidienne, notre tendance est plutôt de distinguer entre ce qui est utile et ce qui est inutile, ce qui sert ordinairement et ce qui ne sert à rien, ou presque. Il faut bien reconnaître que la vérité est plutôt du côté de l'inutile dans notre classification car, toujours dans nos jambes, elle nous empêche de tourner en rond et de mener notre vie selon nos principes les plus instinctifs et égoïstes. Nous préférons ce qui est utile, ce qui n'exige pas de discipline particulière, de combat, de regret, de repentir, ce qui ne dépend pas du renoncement à soi-même. Le mensonge est ici un précieux allié puisqu'il permet d'arranger toute situation à sa guise et de transformer la réalité qui nous gêne. Sans aller jusqu'à cette extrémité, nous bloquons au moins tout accès à la vérité. Il faut être têtu comme une mule ou innocent comme un enfant pour embrasser sans crainte la vérité et pour consacrer sa vie à l'aimer et à la proclamer.
Dans le petit tableau représentant Les Pèlerins d'Emmaüs, œuvre de jeunesse qui se trouve aujourd'hui au musée Jacquemart-André à Paris, Rembrandt a su, avec une grande sobriété de moyens et de couleurs, faire comprendre le surgissement de la vérité dans les ténèbres, ceci où moment où le Christ se révèle comme tel. Cette Vérité n'a pas besoin de nous pour exister, pour s'imposer. Elle prévaut, elle ne meurt pas, même lorsque des ennemis innombrables la harcèlent. Vouloir la défendre est louable, et telle est la vocation du véritable disciple, mais n'ayons pas la prétention de croire que son existence dépend de nous alors que c'est nous qui dépendons d'elle. Lorsque le Christ surgit comme la Vérité, Il ne nous invite pas à Le protéger puisqu'Il est capable de se défendre par Lui-même et que les armées des anges Le servent. Il nous demande de vivre cette vérité, de la mettre en pratique. Comme l'écrit si justement Leonardo Castellani : « La Vérité est éternelle — et elle prévaudra, que je la fasse prévaloir moi-même ou non » (La Vérité ou le Néant).
Lorsque l'autorité prend le pas sur la vérité, c'est le face à face entre Pilate et Notre Seigneur, le premier bavard, le second silencieux. Un anagramme attibué à Boèce traversera l'époque médiévale avec beaucoup de succès : Quid est Veritas ? — Est Vir quid adest. « Qu'est-ce que la Vérité ? — C'est l'homme qui se tient devant toi. » Jésus n'a rien répondu mais Il aurait pu répondre cela, et Il aurait été le seul à pouvoir s'exprimer ainsi. En effet, toute la Vérité est en Lui, Il n'en est pas le résumé mais l'intégralité. Aussi le Christ est-Il l'opposé de toute erreur et de tout mensonge. Les philosophes grecs, amoureux de la vérité, étaient prêts à tout sacrifier pour elle. Socrate était même mort en « martyr » de ce qu'il considérait être la vérité. Et Aristote, remettant en cause les théories de son vénéré maître Platon en rédigeant sa Métaphysique, avouera, au début de son Éthique, pour se défendre contre ceux qui l'accusaient de trahison et d'ingratitude : « J'aime Platon, mais j'aime plus encore la Vérité » (I. 3). Cette vérité lui était tellement chère qu'il la considérait vraiment comme son principe de vie, comme la vie elle-même. Diogène Laerce, qui rassembla tant d'apophtegmes de philosophes, rapporte la réponse d'Aristote à ceux qui lui posèrent la question de savoir comment il est possible de distinguer les sages des ignorants : « Comme les vivants se distinguent des morts, car la Vérité est la Vie. » Nous ne sommes pas loin ici d'un pressentiment de la Révélation chrétienne et de la configuration de la Vérité à Celui qui affirme aussi être la Voie et la Vie.
Encore faut-il avoir envie de connaître la Vérité ! Si le Christ demeure silencieux en face de Ponce Pilate, c'est qu'Il sait que le procurateur ne pose pas sa question par soif de connaître mais par provocation sceptique et relativiste. À celui qui se présente ainsi, la Vérité ne se dévoilera jamais puisque la question est biaisée et comporte en elle-même sa réponse blasée. Pilate ne pouvait pas prétendre, avec bonne foi, qu'il ne voyait pas la Vérité puisqu'elle lui crevait les yeux, étant debout devant lui. Même sous des haillons, même défigurée par les hommes, la Vérité ne peut qu'éblouir. Il est vrai que depuis ce vendredi à Jérusalem, la Vérité est dans un état de perpétuel Ecce Homo, tant sa défense et sa proclamation sont rudes et objets d'opposition, de haine, de violence. Il y a de quoi se décourager et pourtant, depuis deux mille ans, certains témoins ne se sont jamais lassés de s'y essayer, au risque de leur vie parce qu'elle était justement leur vie. Le prêtre, poète et romancier argentin Leonardo Castellani, qui fut un de ceux persécutés pour avoir eu ce courage, énumère quelques-unes des forces qui luttent contre la vérité : « Si la vérité a toujours été difficile, si sa patrie ne semble pas de ce monde, de nouveaux phénomènes sont apparus, des obstacles gigantesques, de grandes machines d'obstruction et de falsification qui lui rendent la vie impossible : l'État devenu totalitaire, le monopole de l'éducation, les propagandes de guerre et de paix, l'irruption du médiocre farci de vanité, l'installation de l'ignorant et du crétin partout où l'on peut se faire entendre du plus grand nombre — enfin l'invasion de ceux que l'Évangile appelle “faux Christs et faux prophètes”. L'obstruction à la propagation de la Vérité est l'un des plus grands crimes qu'on puisse commettre : c'est l'un des péchés contre l'Esprit saint » (Saint Augustin et Nous).
Ce qui nous menace de nos jours, ce ne sont pas d'abord des problèmes politiques, économiques, sociaux ou religieux mais le tarissement de ce zèle pour la Vérité du Christ.
Cela est sans doute contradictoire, mais la diffusion de la parole humaine, de plus en plus rapide et universelle, empêche bizarrement la propagation de la Vérité car elle favorise l'erreur et le mensonge, la manipulation et l'absolutisation de toutes les opinions. Comme le monde, c'est-à-dire les hommes qui le composent et dont nous sommes, préfère être trompé, tout est mis en œuvre pour que les esprits vivent dans l'illusion et demeurent dans l'obscurité de la Caverne platonicienne. Ce constat ne doit pas décourager ou désespérer car il faut se souvenir des mots de saint Paul qui affirmait que nul ne peut lier la Parole. Des voix libres proclamant la Vérité se feront toujours entendre, au risque, le plus souvent, d'être réduites rapidement au silence ou d'être exilées sur des îlots éloignés, mais le problème est lorsqu'un peuple tout entier, lorsque des nations se ferment comme des huîtres et rejettent la Vérité en choisissant un mode de vie qui conduit à la mort, en légiférant en adversaires des principes transcendants.
Le Christ, comme devant Pilate, ne s'impose pas à celui qui le méprise et qui le gifle. Il se retire. C'est ainsi que, depuis bien longtemps déjà, nous avons pris la décision, comme pays — certes et hélas ensemble avec d'autres, de faire comme si la Vérité n'existait pas. Nous nous sommes condamnés à vivre par nous-mêmes, avec nos propres forces qui ne sont que des faiblesses. L'Église, au milieu de ce désert, n'est qu'une frêle oasis, toujours plus menacée par l'avancée des sables. À certaines périodes, les évangélisateurs furent nombreux, zélés, toujours en butte aux contradictions évidemment. Aujourd'hui, les rangs sont plus clairsemés et l'enthousiasme est moins flagrant. Pourtant, rien n'a changé sous le soleil de Dieu : l'homme ne peut se sauver que par l'amour de la Vérité. Ce qui nous menace de nos jours, ce ne sont pas d'abord des problèmes politiques, économiques, sociaux ou religieux mais le tarissement de ce zèle pour la Vérité du Christ. Lorsque saint Augustin est assiégé dans Hippone par les Vandales, lorsqu'il apprend que Rome est tombée aux mains des Wisigoths, se soucie-t-il de stratégie politicienne et organise-t-il un sommet de crise ? Non, il continue de se battre pour la Vérité en croisant le fer de la parole avec Carnéade de Cyrène, tête de la Nouvelle Académie qui professe qu'il n'existe pas de vrai mais seulement du vraisemblable.Contrairement à l'idée que Descartes a commencé à propager, la raison humaine n'est pas la mesure de toutes choses, elle ne fabrique pas la Vérité. Cette dernière s'impose doucement, comme le Christ devant Pilate, comme le Christ en présence des disciples d'Emmaüs.