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Depuis le 27 mai de cette année 1792, la loi condamne à l’exil tout ecclésiastique qui refuse de prêter le serment constitutionnel le transformant en fonctionnaire, serment que Rome estime schismatique. Chassés de leurs presbytères, interdits de séjour sur le territoire de leur ancienne paroisse, privés d’émoluments, ces hommes, obligés de regagner leurs départements d’origine où ils vivent en résidence surveillée, doivent désormais quitter le territoire national sous un mois. Seuls sont exemptés de ces mesures les prêtres âgés de soixante ans et plus, c’est-à-dire les vieillards, les malades et les infirmes.
Beaucoup, déjà, ont pris le chemin de l’exil ; d’autres, nombreux aussi, jeunes en général, choisissent, tout en sachant risquer leur tête, de passer dans la clandestinité afin d’assurer la messe et les sacrements aux fidèles. Les autres sont estimés à 50.000. La plupart choisissent de partir, mais n’atteignent pas toujours la frontière, ordre ayant été donné en sous-main aux municipalités de les intercepter et les mettre à mort, « accidents » fréquents portés au compte du zèle de quelques bons patriotes. Cela ne suffit pas encore à « purger la nation » de ces « restes du fanatisme ». Les récalcitrants iront donc en Guyane, bagne infernal où l’espérance de vie n’excède pas six mois. Partout, l’on dresse des listes d’insermentés et, à compter de mars 1793, les arrestations d’ecclésiastiques se multiplient. Par convois entiers, venus des quatre coins de France, on les achemine, souvent à pied, sans nourriture ni soins, sous les coups et les insultes, vers les ports de l’Atlantique. Certains sont lynchés en route par des foules haineuses…
Cette traque continuera dix-huit mois. Certains départements s’y distinguent, tels la Haute-Vienne, l’Allier, la Meuse, la Meurthe, la Saône-et-Loire, la Seine Inférieure. Les convois se dirigent vers Nantes et Bordeaux, et surtout vers Rochefort. Quand ils y arrivent, les prisonniers, conduits dans les couvents de la ville dont les religieuses ont été chassées, sont fouillés au corps, laissés nus en public, dépouillés de leurs affaires personnelles. Parfois, l’on trouve sur eux des objets de valeur, aussitôt confisqués, ou des objets de piété, détruits sous leurs yeux aux cris de Vive la République.
L’embarquement vers le bagne doit suivre mais, très vite, il s’avère impossible, car la flotte anglaise bloque l’accès à l’océan, tandis que les prêtres continuent d’affluer de partout. On décide de les entasser sur un vieux trois ponts, le Bonhomme Richard, navire négrier hors d’état de naviguer, qui servait d’hôpital pour les soldats galeux de la garnison. En février 1794, on réquisitionne une autre vieille baille réformée de la traite négrière, Les Deux Associés, qui peut recevoir dans ses cales 40 humains. Son commandant, le capitaine Laly, parvient à y entasser plus de 400 prêtres, qui possèdent, il est vrai, moins de valeur marchande que les malheureux Africains promis à l’esclavage… Plus tard, Laly confiera : « On m’avait dit de les faire mourir sans bruit dans le silence de l’océan. Moi, je le faisais : je les haïssais. Nous avons tous notre mission ici-bas. J’ai tué, et je tuerais encore si j’avais à le faire. »
Pour cela, il n’a pas besoin de grands moyens. L’insalubrité de son bâtiment, l’intolérable promiscuité, qui favorisent les épidémies de fièvre et de typhus, la privation de soins et de nourriture, qui multiplie les cas de scorbut, une avitaminose mortelle, y suffisent amplement, d’autant que beaucoup de ces hommes sont âgés et en mauvaise santé. Un survivant, l’abbé Dumonet, racontera, en vers latins : « Chacun de nous avait tout au plus deux pieds cubes d’air et cependant, il en faut sept à huit pour qu’un homme puisse vivre. […] Lorsque la mort avait enlevé vingt prêtres, on avait la barbarie d’en faire venir d’ailleurs vingt-quatre ou vingt-cinq. » Il faut finalement se résoudre à ouvrir un autre ponton, le Washington.
Il est strictement interdit à quiconque, membre de l’équipage ou habitant des environs, de communiquer avec les prisonniers, leur fournir de quoi manger, se soigner. Privés de leur bréviaire, dans l’impossibilité de dire la messe, les détenus passent leurs journées debout sur le pont, immobiles, en silence. Toute velléité, quasi invraisemblable, de mutinerie, est passible de mort. Le 3 mai 1794, fête de l’Invention de la Sainte Croix, un chanoine de la collégiale Saint-Martial de Limoges, Antoine Roulhac, 33 ans, est dénoncé par un matelot qui l’a surpris en train de dire à un confrère : « Ces gens ont bien tort de nous craindre. Nous sommes ici quatre cents ; si nous voulions leur faire du mal, il n’en faudrait pas tant et cent comme vous et moi y suffiraient. » Sorties de leur contexte, présentées comme un plan de révolte, ces paroles suffisent à faire exécuter le chanoine Roulhac. Encore raffine-t-on le supplice en lui refusant le droit de se confesser et en lui tirant dessus au pistolet, coup après coup, interminablement.
On tue lentement, par principe, en mettant aux fers, des semaines entières, des hommes épuisés qui ne résistent pas au traitement.
On tue lentement, par principe, en mettant aux fers, des semaines entières, des hommes épuisés qui ne résistent pas au traitement. Tout est punissable : s’être plaint d’avoir trouvé des vers dans la nourriture, avoir réclamé à boire alors que l’on claque de fièvre, n’avoir pas obéi assez vite à un ordre ou l’avoir mal accompli, quand même on ne tiendrait plus debout, avoir cité la parole divine, bannie de cet enfer carcéral, adressé une pétition au district de Rochefort réclamant une amélioration des conditions de détention… Avariée, la nourriture parcimonieuse, répugnante, et l’eau croupie, provoquent des dysenteries, qui tuent, elles aussi, tandis que les malades sont laissés à fond de cale dans leurs déjections qui achèvent de contaminer l’air, et leurs codétenus.
Les conditions climatiques aggravent encore les souffrances des prisonniers : l’automne et l’hiver 1793-1794 sont humides et froids, le printemps pourri, de sorte que ces hommes, entassés en guenilles sur les ponts balayés par la pluie, le vent, le gel, contractent des maladies pulmonaires. Le retour de l’été n’améliore rien, car, sous un soleil torride, ils se déshydratent, font des insolations. Un médecin militaire, inquiet des problèmes sanitaires à bord, susceptibles de se communiquer aux troupes de la garnison puis à la population locale, recommande des améliorations à l’hygiène, le transport des malades et des agonisants ailleurs. Une goélette leur est affectée, mais les conditions de vie à bord sont pis encore, si possible. En guise de médecins, la République a nommé des étudiants chirurgiens débutants, qui ne savent rien et dont les « traitements » achèvent leurs patients, ce dont, au demeurant, ils se vantent comme d’une œuvre patriotique.
À chaque décès d’un prêtre, ce sont les mêmes scènes de liesse sur les navires en rade, les mêmes cris de « à bas les calotins ! ».
Bientôt, cet abominable « navire hôpital » ne suffit pas à la tâche et il faut se décider à débarquer les malades sur l’île Madame, îlot désert à l’embouchure de la Charente où l’on dresse des tentes de quarante lits de camp chacune. Très vite, ils sont tous occupés. Le nombre de décès est effarant : en moyenne 112 morts par mois en mai, juin, juillet 1794, 243 en août alors que la chute de Robespierre laisse espérer la fin du cauchemar. À chaque décès d’un prêtre, ce sont les mêmes scènes de liesse sur les navires en rade, les mêmes cris de « à bas les calotins ! ».
Les premiers cadavres ont été jetés à la mer, comme des charognes qu’ils sont aux yeux de l’athéisme militant révolutionnaire, mais les courants de marée les ramènent vers le port et la ville, au grand effroi des habitants. Il faut se décider à les enterrer. Les prisonniers les moins affaiblis sont astreints à creuser les tombes de leurs infortunés confrères. Faute d’outils, et de forces, ces fosses sont peu profondes et dégagent une puanteur atroce. Il y en a partout : autour des bastions de Fort Lupin, Fort Vaseux, Port des Barques. D’où de nouvelles plaintes. Les cadavres sont donc transportés sur l’île d’Aix pour y être inhumés, tandis que les morts de l’île Madame y restent. On parle de 253 morts enterrés à Aix, entre 209 et 275 sur l’île Madame, que les prêtres ont rebaptisée « île Notre-Dame », la consacrant à la Sainte Vierge qui, seule, console leur agonie car, évidemment, nul n’est admis au chevet des mourants, pas même leurs amis ou parents. Un ecclésiastique de l’Allier se souviendra de sa détresse insondable après qu’on l’ait empêché d’assister son frère prêtre, lui aussi, dans ses dernières heures.
Toute vie spirituelle est interdite. Aucune possibilité de dire la messe, chanter les offices, réciter le bréviaire ou le rosaire. Tout cela est défendu et sévèrement puni. Le chanoine Dumonet se souvient : « Il est interdit de s’édifier mutuellement par des conférences salutaires et relatives au salut. Si nous parlons en langue vernaculaire, nous exposons les choses saintes à une dérision révoltante, aux pires profanations des impies ; si nous parlons latin, nous sommes accusés de comploter, chercher des moyens de nous révolter et mis aux fers. »
Néanmoins, les détenus parviennent à tourner au moins en partie ces interdictions. Privés de leurs bréviaires, ils s’en composent un de mémoire, qu’ils s’ingénient à réciter scrupuleusement. L’abbé Rousseau, un prêtre amiénois, en témoignera, tout comme de l’existence de petites conférences spirituelles improvisées par un ancien directeur de séminaire. Sur Les deux Associés, les captifs ont fondé une pieuse confrérie dont le but est de sanctifier leur emprisonnement et offrir leurs souffrances pour le salut des âmes et de la France. Les statuts demandent de n’exprimer aucun regret de la vie d’autrefois et son confort, ne garder aucune rancune contre ceux qui les ont dépouillés, spoliés, emprisonnés, n’émettre aucune plainte sur leurs conditions d’existence, ce serait se révolter contre la volonté divine, de ne pas chercher à s’informer des événements car ce serait fonder son espoir sur les hommes et non sur Dieu. Certains, qui estiment ne pas souffrir encore assez, s’imposent divers instruments de pénitence que l’on retrouvera sur leurs cadavres. Tout cela porte des fruits puisque quelques prêtres qui avaient prêté le serment constitutionnel, arrêtés lors de l’interdiction de tout culte fin 1793, au contact de leurs confrères fidèles, rétractent leurs erreurs et reviennent à la foi de Rome. Les survivants de ces bagnes choisiront de se souvenir des plus beaux exemples de ferveur, de dévouement, de générosité et de charité fraternelle, occultant les égoïsmes, les réactions viscérales qui poussent à écraser l’autre pour se donner une chance de survie ; il y en eut, évidemment, mais elles restèrent minoritaires.
La chute de Robespierre, le 9 thermidor, 27 juillet 1794, ne met pas un terme immédiat au calvaire des prêtres, même si elle améliore un tout petit peu leurs conditions d’existence, transférés sur un nouveau navire, l’Indien. On essaie, en décembre 1794, de faire partir des convois vers Cayenne mais le blocus anglais l’interdit encore. En janvier 1795, Laly, le terrible commandant des Deux Associés, se voit demander des comptes et s’enfuit aux cris de « À mort le tueur de prêtres ! » Il mourra, repentant et converti, en 1838. Le règlement qu’il avait imposé à bord est supprimé, les affaires personnelles des prêtres, quand elles n’ont pas été détruites, restituées à leurs propriétaires survivants, qui obtiennent le droit d’écrire à leurs familles. Les offices sont autorisés.
Sur les 829 malheureux qui ont transité par les pontons de Rochefort, 547 ont péri.
Enfin, le 6 février, ordre arrive de les transporter tous à terre. Débarqués à Tonnay, les captifs sont conduits soit à Saint-Porchaire, où on les enferme derechef dans l’église, soit à Saintes où la population s’ingénie à leur rendre la vie la plus douce possible et leur procure les moyens de dire la messe. Ce n’est cependant que le 16 avril qu’ils retrouveront légalement la liberté. Sur les 829 malheureux qui ont transité par les pontons de Rochefort, 547 ont péri.
En 1995, Rome béatifiera 64 des prêtres déportés, dont les dossiers étaient historiquement bien fondés. Parmi eux figurent le vicaire général clandestin du diocèse de La Rochelle, l’abbé Jean-Baptiste Souzy, un des aumôniers de la comtesse de Provence, l’abbé de Cardaillac, et deux moines de la trappe de Sept-Fons dans l’Allier, les frères Paul et Élie, coupables d’avoir voulu maintenir un semblant de vie religieuse et donné les sacrements. Il reviendra à Mgr Aupetit, archevêque de Paris et invité d’honneur, de présider les célébrations à la Croix des galets, emplacement de la sépulture de quatre prêtres martyrs retrouvée en 1913 et de célébrer la messe.