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La conception chrétienne de la vie éternelle est originale par rapport à toutes les croyances en un au-delà. Dans beaucoup d’autres religions et dans beaucoup de philosophies, on trouve l’idée qu’il y a une vie après la mort : ce n’est pas nouveau. Le fait qu’actuellement, il y ait des doutes ou des difficultés avec la vie éternelle est aussi quelque chose d’assez ancien : dès Épicure, Démocrite, dans les premiers siècles avant Jésus-Christ et après Jésus-Christ, il y avait des personnes qui mettaient cela en doute.
Mais dans le christianisme, il ne s’agit pas simplement d’une idée ou d’une conviction : on se base sur le fait qu’il y a un homme, Jésus-Christ, qui est effectivement ressuscité. Il y a donc au départ le fait que, en l’an 30 environ, un peu plus de cinq cents personnes, à différents moments, ont rencontré le Christ ressuscité. À partir de ce point de départ, chaque fois que l’on pensera à la vie éternelle ou à la résurrection de la chair, il faudra regarder Jésus-Christ.
Mais de quoi s’agit-il exactement quand on parle de la vie éternelle et notamment de la vie éternelle bienheureuse, du Ciel, du paradis ? Probablement que la manière la plus synthétique de l’exprimer, c’est de dire qu’il s’agit d’entrer dans la vie de Dieu. On entre dans la communion les relations éternelles du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Déjà, quand on regarde Jésus, on voit qu’à l’Ascension, il s’élève au Ciel, il est emporté ; de même, saint Étienne voit les cieux ouverts et Jésus debout à la droite de Dieu. Quand la Bible nous parle de la vie éternelle, elle prend souvent des expressions comme « être avec Dieu » ; nous avons cela en Philippiens 1, 23 : « J’ai le désir de m’en aller pour être avec le Christ. » Il y a aussi l’idée de « voir Dieu » à Corinthiens 13, 12 : « Actuellement, nous voyons comme dans un miroir, mais nous allons voir face-à-face », ou « connaître » en Jean 17, 3 : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, Toi le véritable Dieu. » Et il faut savoir que, dans la Bible, « voir » et « connaître » ne sont pas simplement, comme nous le pensons actuellement, une opération purement intellectuelle : la connaissance est une union physique, une union des personnes, une union très profonde. L’idée de fond est donc que la vie éternelle n’est pas un lieu, mais une communion avec Dieu. Saint Augustin dit : « Après cette vie, c’est Dieu lui-même notre lieu ».
Dans cette vie éternelle, dans quel état serons-nous ? Y a-t-il un changement pour nous ? Avant de parler de la résurrection de la chair, la première chose que je pourrais dire déjà est que le fait d’être plongé en communion avec Dieu fait que l’nous sommes transformé. Nous sommes transformés pour ressembler à Dieu. Dans la première Épître de Jean au chapitre 3 verset 2, il est dit : « Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est. » On devient donc comme Dieu. Nous avons aussi dans 2 Pierre 1, 4 que « nous devenons participants de la nature divine ». Là, les Pères de l’Église ont inventé des mots pour essayer de dire cela, par exemple : « divinisation » ou « déification » — le fait de devenir peu à peu comme Dieu. Mais que veut dire concrètement « devenir comme Dieu » quand nous sommes des êtres humains ?
L’être de Dieu, l’essence de Dieu, c’est d’abord l’amour. Dans la première Épître de Jean, il est dit : « Dieu est Amour ». Tout cela, bien sûr, est au-delà des mots humains, mais les termes humains les plus proches pour le dire sont probablement que nous serons « transformés en amour et en relation », rendus capables d’ouverture constante à Dieu et à nos frères, de relations faites de joie partagée, d’admiration, de communion dans l’amour. Même si rien ne va être exact dans cette formulation, nous pouvons penser que les relations font probablement 20 à 30% de notre existence dont 5% est relation à Dieu. Probablement, une manière de dire ce qui va se passer dans la vie éternelle, c’est que l’on deviendra 100% relation.
Le fait d’aimer parfaitement, d’être complètement en relation et en amour sans aucun obstacle nous donne la joie, nous donne la béatitude.
Comme Dieu, dans la Trinité, est 100% relation, nous serons nous aussi 100% relation d’amour à Dieu et aux autres. Tout cela a des conséquences très pratiques : par exemple, ce n’est pas impossible que dans la vie éternelle, nous serons à côté des personnes que nous avons eu le plus de mal à supporter sur Terre, car nous serons tellement capables d’aimer, tellement aimant et dans l’amour que nous voudrons pratiquement avoir ces relations. Nous serons dans une vie de pardon et d’amour.
La conséquence d’une vie de pardon et d’amour vrais, est ce que l’on appelle habituellement la « béatitude », c’est-à-dire la joie : le fait d’aimer parfaitement, d’être complètement en relation et en amour sans aucun obstacle nous donne la joie, nous donne la béatitude. Dans le livre de l’Apocalypse, nous avons des sortes de descriptions de la vie éternelle ou, au moins, de la Jérusalem Cité céleste, donc de la fin de toutes choses. Dans Apocalypse 7 et 20, il n’y a pas d’obscurité, pas de larmes. Il y a vraiment ce que les Pères de l’Église et les théologiens appellent la béatitude. Une dernière chose sur ce point : cela nous montre bien qu’il n’y aura pas de fusion, c’est-à-dire que l’on ne devient pas comme une goutte d’eau dans un océan (où l’on se perd en Dieu). Car pour aimer, il faut qu’il y ait deux pôles : il faut que l’on soit soi-même et que Dieu soit lui-même et que les autres soient eux-mêmes. Il n’y a donc pas une fusion. La meilleure image serait probablement celle de l’éponge qui tombe dans un lac ou dans un océan, qui se déploie sans jamais se perdre elle-même.
Lorsque l’on parle de la vie éternelle bienheureuse, du Ciel, il est clair qu’on ne peut pas entrer dans la communion parfaite avec Dieu et avec les autres sans une purification. L’enseignement catholique s’appuie — ou fait au moins référence — à 1 Corinthiens 3, à partir des versets 10 à 15 où Paul nous dit qu’il y a certaines choses que l’on construit dans la vie ici-bas, et ce que l’on construit passera comme à travers un feu. Bien sûr, Paul n’en parle pas précisément, mais nous nous appuyons là-dessus pour avoir l’idée d’une purification. Probablement, l’idée biblique qui fonde vraiment le purgatoire, c’est l’idée de la prière pour les morts. Nous voyons cela par exemple dans 2 Maccabées 12, 46 — donc encore dans l’Ancien Testament — où il est question de prier pour les morts. Les Pères de l’Église se sont dit alors : « Si nous prions pour les morts, cela veut dire qu’il peut encore leur arriver quelque chose. »
Il n’y a de prières pour les morts que dans l’Ancien Testament, dans ce que les catholiques appellent les livres deutérocanoniques, que les protestants appellent apocryphes et qui ne font pas partie de la Bible protestante. Nous avons donc là une vraie difficulté œcuménique car il n’y a pas de point d’appui biblique commun sur cette question. Il faut toutefois essayer de comprendre pourquoi l’Église primitive a commencé dès l’origine à prier pour les morts : cela se fait probablement à partir du Ier siècle mais certainement aux IIe et IIIe siècles. Beaucoup de liturgies des tous premiers siècles se déroulaient sur le tombeau des martyrs. Nous avons donc déjà une première idée : on commémore le martyr. Dans des textes d’Origène (donc au IIe siècle) et des textes de Cyprien (au IIIe siècle), il est question d’une prière pour les morts. Ce sont ces deux auteurs qui ont principalement introduit l’idée d’une sorte d’étape de purification, un lieu où les morts sont en attente, en préparation, d’où la possibilité de prier pour eux.
La communion des saints au sens large se retrouve dans Romains 5, 12 par exemple, ou dans d’autres textes de Paul, où nous sommes « membres » les uns des autres. Nous pouvons appliquer cela au fait que nous sommes aussi membres de ceux qui sont passés dans la vie éternelle, car il n’est pas considéré qu’il y ait une immense différence entre la vie éternelle et ici-bas, dès lors que nous y sommes déjà tous. Quand Jésus parle du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants », il nous dit que les morts sont vivants. Mais cette doctrine du purgatoire n’est pas quelque chose que l’on peut baser uniquement sur des textes bibliques explicites ; c’est plutôt une question de logique de fond.
Au purgatoire, ce n’est pas nous-mêmes qui nous purifions : c’est Dieu qui nous purifie. C’est l’un des problèmes du protestantisme avec cette doctrine, à juste titre : nous ne pouvons pas nous purifier par des efforts, par notre souffrance. Mais si simplement c’est l’amour de Dieu, la puissance de l’amour de Dieu et sa sainteté qui nous purifie, c’est dans la logique de la grâce. Ainsi, le purgatoire n’est pas un troisième pôle entre le paradis et l’enfer, ce qui est rarement tout à fait clair pour beaucoup de catholiques. Soit on entre dans la vie éternelle bienheureuse, soit on va en enfer, mais le purgatoire n’est que la porte d’entrée, si l’on peut dire, pour la vie éternelle bienheureuse. Il n’y a pas de retour en arrière. Une fois que nous sommes au purgatoire, nous sommes déjà sauvés de manière définitive ; nous sommes simplement en train de vivre ce passage.
Paul VI a été très clair sur le fait qu’on ne peut pas compter un temps au purgatoire puisque nous sommes déjà dans la vie éternelle et qu’il faut plutôt penser un état de purification...
Il ne faut pas considérer non plus qu’il y a un « temps » au purgatoire. C’est quelque chose qui a malheureusement beaucoup fait partie de certains enseignements catéchétiques ou de certaines dévotions : on parlait d’« années » au purgatoire ou de « durée du purgatoire ». Paul VI a été très clair sur le fait qu’on ne peut pas compter un temps au purgatoire puisque nous sommes déjà dans la vie éternelle et qu’il faut plutôt penser un état de purification qui, du point de vue humain, peut être instantané ou qui peut avoir une durée, mais qui, pour les personnes qui sont en train de le vivre, peut être instantané. Du coup, cela aide à comprendre que l’on n’est pas en train de vivre des sortes de vies parallèles dans d’autres lieux ; c’est plutôt comme le pédiluve pour entrer dans une piscine. C’est-à-dire qu’on le franchit. L’idée sous-jacente est vraiment de prendre au sérieux la sainteté de Dieu : quand on entre en contact avec la sainteté de Dieu, celle-ci nous transforme. Mais il est difficile d’aller plus loin sur ce point, car il n’y a pas vraiment de textes bibliques qui le permettent.
L’enfer, en revanche, est une idée très biblique. Nos contemporains ont du mal avec l’enfer car Dieu est infiniment bon, et cette idée d’un lieu de souffrance et de ténèbres leur paraît un peu mythologique. Mais c’est très présent dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Par exemple, dans Matthieu 25, nous avons le Jugement dernier où l’on voit de manière finalement assez claire — même si ce ne sont que des images — que certains sont sauvés tandis que d’autres, en conséquence de ce qu’ils auront vécu, des actes qu’ils ont posés durant leur existence, vont à une forme de perte. Il y a beaucoup d’images sur des « pleurs et des grincements de dents » (par exemple Matthieu 13, 42) ou un « feu éternel » aussi (dans Matthieu 25, 41) ou un « étang de feu » (Apocalypse 20, 14). En 2 Thessaloniciens 1, 9 où il est dit que ces personnes qui sont perdues sont « châtiées d’une perte éternelle, éloignées de la face du Seigneur et de la gloire de sa force ».
La foi chrétienne est probablement, parmi toutes les religions et toutes les philosophies, celle qui a le plus de respect pour la capacité de la liberté humaine.
L’enfer, en fait, est le contraire de la vie éternelle bienheureuse qui était amour et communion. La perte de Dieu, la rupture avec Dieu, la perte des autres et la rupture avec les autres, c’est cela la souffrance. Celle-ci n’est pas forcément une forme de punition active de la part de Dieu, mais c’est plutôt qu’étant profondément faits pour l’amour et la communion avec Dieu et les autres, en son absence dans la vie éternelle, nous sommes dans une réelle souffrance.
En français, le mot « enfer » est très proche du mot « enfermement » ; il y a donc une sorte d’enfermement sur soi qui fait que, comme pour la vie éternelle, on commence déjà en partie à le vivre sur Terre. C’est-à-dire qu’ici-bas, on vit déjà la communion avec Dieu et avec les autres et que l’on vit déjà des formes d’enfer et de rupture. Il y a seulement un moment — le moment de notre mort — où cela devient définitif. Il faut bien comprendre que Dieu ne veut pas l’enfer, qui n’est créé que par notre refus. Dans 2 Pierre 3, 9 ou bien dans 1 Timothée 2, 4, il est bien écrit que le Seigneur veut que personne ne périsse : « Lui — [Dieu] — veut que tous les hommes soient sauvés ». La volonté de Dieu, c’est que tous les hommes soient sauvés. Mais c’est nous qui avons la possibilité de créer l’enfer. L’enfer, dans un sens, a été créé par les hommes.
La foi chrétienne est probablement, parmi toutes les religions et toutes les philosophies, celle qui a le plus de respect pour la capacité de la liberté humaine. Dans un sens, il n’y a pratiquement que le christianisme qui pense que l’homme est capable librement de poser des actes qui vont avoir une valeur aussi permanente et qui peuvent aller contre son bonheur, contre sa nature. Dans beaucoup de philosophies, il est impossible d’aller vraiment contre sa nature ou son bonheur. La foi chrétienne offre cette perception révélée par la Bible que nous sommes capables de faire cette chose totalement mystérieuse : renoncer à son bonheur naturel.
La question qui peut se poser ensuite est la suivante : n’a-t-on pas une sorte de « dernière chance » au moment de notre mort ? Beaucoup de spirituels et beaucoup de théologiens pensent ainsi. Bien sûr, les actes que l’on pose pendant notre vie vont avoir une vraie conséquence, mais au moment de notre mort, mystérieusement, Dieu se propose à nous. Nous avons de nouveau la possibilité de prendre position. Mais en même temps, il faut vraiment comprendre que notre vie est sérieuse, c’est-à-dire que les actes que nous avons posés pendant notre vie sont sérieux. Dans un sens, il y a une sorte de pli qui est pris, qui fait qu’il va être plus difficile d’être en incohérence avec soi-même et de dire oui à Dieu si nous avons dit non à Dieu pendant toute sa vie. Il reste que la grâce de Dieu et l’amour de Dieu étant plus forts que tout, il peut se reproposer à nous. Pastoralement, j’ai vécu deux ou trois situations où je me suis dit : « Je comprends qu’il est possible de dire non à Dieu. » Il s’agissait de personnes qui, sur leur lit de mort, ont refusé de pardonner à un proche. Cette situation me semble le plus proche, humainement, de ce qui peut être un non à Dieu définitif. Car quand on refuse de pardonner au moment de notre mort, en fait, cela veut dire que l’on refuse la vie éternelle avec cette personne. Et refuser la vie éternelle avec quelqu’un est une manière d’opposer un refus définitif ou une fermeture définitive à l’amour et à la relation qu’est la vie éternelle. Ainsi, c’est peut-être une manière de comprendre comment le non définitif à Dieu, à l’ultime instant, est possible.
Pour le moment, nous avons évoqué la situation de l’homme dans la vie éternelle, pour ce que l’on peut en connaître d’après la Bible et la foi catholique. Mais il y a aussi un point qui est totalement unique, c’est la résurrection de la chair dans la foi chrétienne. C’est-à-dire que, non seulement la dimension spirituelle qui est en nous vivra une communion — ou une absence de communion — avec Dieu et les autres pour l’éternité, mais même notre corps, notre chair se trouvera dans cette vie éternelle.
Le seul modèle et le seul accès que nous avons à cette réalité, c’est le corps de Jésus ressuscité. De même qu’on ne connaît la résurrection qu’à travers le Christ, le seul être humain qui soit ressuscité (il y a aussi le cas de la sainte Vierge, mais les Évangiles ne nous disent rien sur son corps ressuscité), de même on ne connaît la résurrection de la chair qu’à travers son corps ressuscité et les différentes apparitions et la manière dont les disciples ont pu toucher ou au moins voir où Jésus a mangé. Nous voyons cela par exemple dans le récit de Luc 24, versets 29 à 42 où Jésus apparaît, puis dit : « Regardez mes mains, regardez mes côtés, regardez mes plaies qui sont là. Donnez-moi à manger. » Et Jésus dit très clairement : « Je ne suis pas un fantôme. »
Que nous dit la Bible sur ce corps ressuscité pour nous ? Pratiquement le seul texte que nous avons, à part ce que l’on voit chez Jésus, c’est 1 Corinthiens 15 à partir des versets 35 où Paul dit, d’une part, que poser cette question est une question stupide, car on ne peut pas savoir. Mais il poursuit son raisonnement, essaie d’expliquer : il imagine le rapport entre une semence et une plante. Nous sommes la semence actuellement et la plante est ce que notre corps sera dans la vie éternelle. C’est en fait une image qui ne dit pas grand-chose de concret, sauf un point fondamental : entre la semence et la plante, entre la graine et la plante, il y a une identité de réalité, d’individualité.
Quand saint Thomas d’Aquin commente ce texte de Paul, il dit essentiellement : « Il y a une identité de substance et une différence de disposition. » C’est-à-dire qu’il s’agit de la même réalité dans un autre état. Il reprend quatre termes que Paul utilise dans 1 Corinthiens 15, 42 : « Ainsi en va-t-il de la résurrection des morts : nous sommes semés dans la corruption, on ressuscite dans l’incorruptibilité ; nous sommes semés dans l’ignominie, on ressuscite dans la gloire ; nous sommes semés dans la faiblesse, on ressuscite dans la force ; nous sommes semés corps psychique (ou « animal », selon les traductions), on ressuscite corps spirituel. » Et Thomas d’Aquin essaie d’expliquer chacun de ces mots. « Incorruptible » veut dire que notre corps ne subira plus la mort et ne subira plus la souffrance ou la maladie. « Glorieux » veut dire que nous serons parfaitement beaux, parfaits. Il utilise le mot claritas en latin, la clarté : c’est-à-dire que l’on rayonnera de la gloire de Dieu. En fait, nous serons transparents : Dieu pourra passer à travers... Nous aurons un corps qui sera transparent à la présence de Dieu.
Un corps spirituel est un corps parfaitement adapté, transformé et transfiguré par notre âme, par notre esprit.
La « force » est plus difficile à expliquer ; Thomas d’Aquin se reporte à la manière dont le corps de Jésus ressuscité peut faire beaucoup de choses que notre corps mortel ne peut pas faire : par exemple, traverser des portes, apparaître au milieu des disciples, être dans plusieurs lieux à la fois car il apparaît à plusieurs disciples à la fois... C’est cela, la force : faire avec notre corps ce que l’on veut, sans limite. Le quatrième terme est « spirituel », un « corps spirituel » : c’est ici que nous avons à mon avis l’explication la plus intéressante. En paraphrasant saint Thomas, nous avons un corps parfaitement uni à l’âme. C’est vrai que cela correspond à notre expérience : dans notre vie mortelle, nous savons bien que nous sommes une unité « corps et âme », mais nous voyons aussi des tensions entre notre corps et notre âme, entre nos désirs et notre volonté ; saint Thomas nous dit : « Ce qui se passe au Ciel, c’est que cette unité, qui n’est pas tout à fait réalisée sur Terre, est totalement réalisée : nous sommes parfaitement un. » Il n’y a plus ces tensions. C’est cela, un corps spirituel : un corps parfaitement adapté, transformé et transfiguré par notre âme, par notre esprit.
Dans un sens, il est plus facile de dire ce que n’est pas le corps ressuscité que de dire ce qu’il est. Je peux dire trois choses sur ce qu’il n’est pas — nous sommes vraiment sûr de cela du point de vue de la foi catholique. Premièrement : il n’y a pas que l’âme qui est ressuscitée. Deuxièmement : il n’y a pas de réincarnation ou de métempsychose dans un autre corps. C’est vraiment notre corps. Et troisièmement : il faut éviter deux extrêmes concernant mon corps qui ressuscite. Il faut éviter l’extrême de penser qu’il est une chair comme la nôtre. L’explication est un peu délicate : on peut imaginer que la matière dans la vie éternelle est transformée, transfigurée. Il ne s’agit pas d’une matière comme nous la connaissons. Est-ce une matière qui est purement énergie ? Je ne pense pas, mais analogiquement, une bonne image serait de dire que la matière est transformée : ce n’est donc plus une chair... ce n’est pas une « viande » ! Mais d’un autre côté, ce n’est pas un ectoplasme. Ce n’est pas simplement une sorte d’image, de projection mentale flottante : nous sommes entre les deux. Et nous ne savons pas ce qu’il y a exactement entre les deux.
Le plus important ce sont les trois enjeux de la résurrection de la chair. Premier enjeu : tout ce qui fait partie de notre identité est conservé. En fait, nous ressuscitons avec tout ce qui fait partie de notre identité. C’est probablement le critère. Ainsi, nous ne savons pas exactement ce que cela veut dire mais, au moins, c’est certain. Par exemple, notre corps fait partie de notre identité. Je pourrais faire un pas de plus — cela n’a jamais été défini par l’Église, mais les grands théologiens sont d’accord sur ce point : nous ressusciterons homme quand nous avons été homme, et femme quand nous avons été femme, car être homme ou femme fait partie de notre identité.
Dans le texte cité précédemment : « Il est le Dieu des vivants et non pas des morts » (Mt 22, 32), Jésus dit : « À la résurrection, en effet, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme les anges dans le ciel » (v. 30). Certains théologiens ont mal interprété ce texte en disant : « Si nous sommes comme des anges, c’est que nous n’avons pas de sexualité, pas de sexe. » D’abord, nous n’n savons rien, c’est-à-dire que l’on ne sait pas, à propos des anges, ce qu’il en est. C.S. Lewis, par exemple, pense que toute la réalité est sexuée, donc les anges aussi. C’est une hypothèse pour le moment, mais pour nous, ce que nous dit ce texte, c’est que nous ne nous marierons pas : on ne prend pas homme ou femme dans la vie éternelle. Cela ne dit pas que nous ne sommes pas hommes ou nous ne sommes pas femmes. Saint Thomas le dit très clairement, comme la plupart des grands théologiens : « Nous sommes homme quand nous avons été homme, ou femme quand nous avons été femme ». En revanche, nous pouvons nous demander sans avoir de réponses : sera-t-on noir quand nous avons été Noir, ou blanc quand nous avons été Blanc ? Aura-t-on des ongles ? Aura-t-on des cheveux ? Beaucoup de théologiens, surtout dans les temps antiques, se sont posé cette question, et ce sont probablement des questions auxquelles il ne vaut mieux pas chercher une réponse pour le moment. Le plus important est de dire que l’on conserve tout ce qui fait partie de notre identité. Du coup, il y a une deuxième question à l’intérieur de cet enjeu.
Qu’en est-il, par exemple, si jamais je suis petit, moche et idiot ? Est-ce que je ressuscite petit, moche et idiot ? Plus profondément, cela pose une vraie question : que se passe-t-il quand nous sommes porteurs d’un handicap physique ou mental ? De nouveau, nous sommes plutôt obligés de prendre une sorte de critère de réflexion plutôt que de donner une réponse toute faite : d’une part, il nous est assuré que toute personne handicapée sera dans le bonheur et que son corps sera au maximum de sa perfection. Et d’autre part, il y a aussi des événements que nous avons vécus sur Terre qui peuvent faire partie de notre identité. Par exemple, saint Augustin est assez intéressant sur ce point-là, en disant : « Toutes nos blessures disparaîtront au Ciel sauf les blessures des martyrs, car les martyrs ont vécu ces blessures en donnant leur vie pour le Christ et pour les autres. »
Je poursuivrai dans ces termes en disant qu’il n’est pas impossible que certaines des souffrances que nous avons portées sur Terre au nom du Christ, au nom de l’amour, nous aient marqués, et marqués suffisamment en profondeur pour que nous puissions continuer à les porter. Mais nous les porterons en étant réconciliés avec ces souffrances. C’est la même chose pour le petit moche et idiot : la définition de la beauté que nous avons sur Terre n’est pas nécessairement celle du Ciel. C’est-à-dire que la beauté dans l’Éternité n’est pas selon les critères des top-models : nous voyons bien, sur Terre, que certaines vieilles femmes très ridées, marquées par l’âge, par les relations, par ce qu’elles ont porté, sont beaucoup plus rayonnantes que certaines top-models. Il n’est donc pas impossible que c’est ce qui se passera au Ciel... : nous ne deviendrons pas comme Brad Pitt ou Claudia Schiffer ou comme les derniers top-models, nous ne serons pas totalement transformé, mais peut-être très profondément réconcilié avec notre corps tel qu’il est. D’ailleurs, Jésus lui-même ressuscite avec ses blessures, signe que ces blessures qu’il a vécues pour les autres peuvent être encore présentes.
Il faut bien sûr se poser la question du sens de cette résurrection de la chair pour la vie présente. Celle-ci nous permet d’éviter deux extrêmes. Un premier extrême serait de rejeter notre corps dès ici-bas, alors que toutes les belles expériences physiques, corporelles, que nous vivons sur Terre sont déjà des anticipations du Ciel : sentir le vent ou le soleil sur sa peau, sentir la terre quand nous jardinons, ou l’écorce d’un arbre, ou même l’amour, la caresse, l’amour physique, peuvent être des anticipations du Ciel, car nous vivons quelque chose de beau et de fort avec notre corps. Mais l’autre extrême, c’est justement de faire n’importe quoi avec son corps. Car si notre corps ressuscite, nous devons justement le soigner et le protéger : pas de drogue, attention à la manière dont nous vivons notre sexualité... Tout ce qui est vécu ici-bas peut être une anticipation du Ciel et doit être pris au sérieux comme tel. Peut-être que la réconciliation avec son propre corps sur Terre fait partie de ces anticipations. Quand on peut se regarder dans un miroir et ne pas dire : « Aïe, je suis moche, encore une nouvelle ride et un nouveau cheveu blanc ! », mais : « Quelle beauté le Seigneur a créée ! », dans certains cas, c’est un pas de réconciliation et une anticipation de la vie éternelle.
Pour beaucoup de théologiens classiques, il n’y a pas de résurrection pour les animaux car ils n’ont pas d’âme spirituelle et ne ressuscitera que ce qui est utile à l’homme. Mais bibliquement parlant, il est à peu près clair qu’il y aura une résurrection du cosmos tout entier. On voit en Romains 8 que la Création tout entière gémit dans les douleurs de l’enfantement et attend, elle aussi, la libération. Dans l’Apocalypse, on voit qu’il y aura la création d’une terre nouvelle et d’un ciel nouveau : c’est donc déjà la reprise des prophéties d’Isaïe. On peut donc penser qu’il y aura une résurrection de l’ensemble du cosmos et qu’à l’intérieur de ce cosmos, toute forme de réalité sera transfigurée. Récemment, le pape François a consolé un petit enfant en lui disant qu’il ne fallait pas qu’il crée une séparation définitive avec son chien ou son chat, car la mort ne serait pas une séparation définitive. Nous pouvons penser que tout ce qui fait partie du cosmos, d’une manière ou d’une autre, sera transfiguré dans la vie éternelle.