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Chanoine régulier prémontré de l’abbaye de Mondaye (Calvados), le père Dominique-Marie Dauzet est historien, auteur de nombreux travaux d’hagiographie et d’histoire de la spiritualité. Il vient de publier L’Ordre de Prémontré, neuf cents ans d’histoire (Salvator), une histoire de cet ordre unique dans l’Église, tout à la fois cloîtré et apostolique. Son histoire se lit comme le récit d’une aventure communautaire, truffée d’anecdotes parfois rocambolesques, souvent héroïques, enracinée dans une sagesse multiséculaire, mais étonnamment moderne.
Aleteia : L’ordre de Prémontré célèbre cette année ses neuf cents ans. Comment l’ordre est-il né ? Quelle est son intuition fondatrice ?
Fr. Dominique-Marie Dauzet : Notre intuition fondatrice vient de saint Norbert de Xanten, un Rhénan du Nord né vers 1080, mais celui-ci est plutôt un « initiateur » qu’un fondateur. Fils d’une grande famille, destiné à « être d’Église », Norbert devient chanoine de la collégiale de Xanten. Les chanoines sont alors des prêtres vivant en communauté, mais de façon assez confortable ! Norbert est un réformateur : il est habité par le désir de la sainteté du clergé pour répandre l’évangile, il cherche moins à inventer qu’à renouveler les modèles de l’époque. Pour être saint au XIIe siècle, il faut la prière, la vie commune, la pauvreté, une vie ascétique, mais Norbert tient aussi à la dimension apostolique, évangélique, missionnaire. D’où son choix de la Règle de saint Augustin, écrite pour les prêtres qui vivaient à Hippone avec leur évêque mais en vue de l’apostolat. Norbert range donc sa fondation du côté canonial (des « chanoines ») et non du côté monastique. Grand prédicateur, il s’en va ainsi recruter des « saints prêtres pour la mission ».
L’ordre comptait 600 à 700 communautés, jusqu’en Terre sainte. À l’époque, toute l’Europe est monastique.
Mais la réforme au sein des chanoines existants ne prend pas vraiment. En 1121, il quitte Xanten et s’établit dans la forêt de Saint-Gobain, au lieu-dit de Prémontré où l’installe l’évêque de Laon, pour créer une communauté ex nihilo. Les vocations affluent, les prieurés se multiplient. Cinq ans plus tard, Norbert est élu archevêque de Magdebourg. Le fondateur ne s’incruste pas, c’est peut-être une grâce ! Viennent les successeurs, dont le premier, le Français Hugues de Fosse, ami de saint Bernard, admirateur de Cîteaux. Le nouvel abbé voit la nécessité d’une règle plus précise, il adopte une forme de vie cloîtrée et les constitutions cisterciennes, qu’il admire. De là naît cette forme originale : une allure monastique, une liturgie élaborée, sans doute inspirée par Norbert, et un tempérament apostolique. Et voilà qu’on leur donne des églises autour de leurs abbayes, qu’ils acceptent de desservir. On comptait en France de cinq à dix paroisses autour de chaque abbaye, parfois plus.
Y a-t-il eu un âge d’or de l’ordre ?
Au XIIIe siècle, assurément. L’ordre comptait 600 à 700 communautés, jusqu’en Terre sainte. À l’époque, toute l’Europe est monastique. Les prémontrés sont très présents en Europe du Nord, Cîteaux davantage au Sud. Certaines abbayes abritent 200 chanoines, on a même parlé de 1000 pour certaines, mais le nombre moyen de frères par abbaye est plutôt de l’ordre de vingt à trente. L’une des grandes innovations des prémontrés est le système de filiation géographique, qui sera adopté par les nouveaux ordres : la circarie, qui correspond aux provinces dans les ordres mendiants. L’actuelle France dispose ainsi d’une dizaine de circaries, « présidée » par un abbé circateur (qui « circule »), chargé de veiller à l’ensemble des communautés.
Au début du XVIIe siècle, il ne reste que 200 communautés. Que s’est-il passé ?
Après l’apogée du XIIIe siècle, arrivent les temps difficiles des XIVe, XVe, XVIe siècles, entre la guerre de Cent ans et les guerres de Religion. Si les grands ordres monastiques décroissent, c’est moins de leur propre fait, que par l’effet d’une crise générale : épidémies, guerres, troubles en tout genre. L’insécurité économique et matérielle a des conséquences sur les mentalités : l’ordre social ne va plus de soi. Il ne s’agit plus de vivre, mais de survivre. Même la santé des hommes n’est plus la même. Dans les monastères, la discipline se relâche, et la rigueur de la vie ascétique (l’abstinence perpétuelle, le grand jeûne…) des moines du XIIe ne passe plus. L’organe de surveillance de l’ordre, le chapitre général et ses visites canoniques ne fonctionnent plus normalement. Les conflits nationaux bloquent les frontières. Dans certaines régions comme en Bohême pendant les guerres hussites, toutes les abbayes sont rayées de la carte. En Angleterre, en 1538, Henri VIII supprime tous les monastères.
La Réforme a été particulièrement terrible pour les religieux…
Oui, les monastères sont une proie facile. En France, ils sont pillés, incendiés, mais ils se relèvent plus ou moins. Nous avons eu des martyrs parmi les prémontrés : à l’abbaye landaise de La Castelle, les frères résistent aux huguenots qui veulent les faire apostasier. Le bibliothécaire est enterré vivant, la tête emplie de poudre à canon pour le faire exploser. Mais au colloque de Poissy, réuni par la reine Catherine de Médicis en 1561 pour tenter une réconciliation entre catholiques et protestants, c’est un prémontré qui est à l’honneur : l’un des grands orateurs est le frère Jean Despruets, qui sera élu abbé général de l’ordre. En revanche, en Allemagne, ce sont toutes les institutions qui sont détruites quand le prince devient luthérien.
En 1870, dans la dynamique de la convocation du concile Vatican I, l’ordre a repris son allure d’antan en se dotant à nouveau d’un abbé et d’un chapitre général.
Quand arrive la bourrasque révolutionnaire, l’ordre compte encore 90 abbayes en France et 700 paroisses. Au XIXe, l’Église panse ses plaies, la vie monastique reprend, des missions sont lancées partout dans le monde : que deviennent les prémontrés, qui paraissent subitement très discrets ?
L’ordre, majoritairement présent en France du Nord et en Allemagne, a subi de plein fouet les effets de la Révolution et de la réforme luthérienne, qui l’ont sérieusement décapité. En France, l’ordre a sans doute manqué d’un grand refondateur, comme dom Guéranger pour les bénédictins ou le père Lacordaire chez les dominicains. Surtout, la restauration de l’ordre arrive tardivement en France, au milieu du Second Empire (1858), alors que les bénédictins ou les dominicains se sont reconstitués dans les années 1830. Quand tombe le nouveau coup de massue des expulsions de 1880, la refondation est trop fragile. Pourtant, en 1870, dans la dynamique de la convocation du concile Vatican I, l’ordre a repris son allure d’antan en se dotant à nouveau d’un abbé et d’un chapitre général. Il est pleinement investi dans les missions de la fin du XIXe siècle. Des abbayes allemandes, hollandaises ont fondé aux États-Unis et en Inde. Mais aujourd’hui, en effet, l’ordre reste modeste avec 1.500 prémontrés dans le monde.
Comment interprétez-vous cette modestie ?
Cette modestie de l’ordre est aussi sa chance, et la raison pour laquelle il a survécu quand d’autres fondations ont disparu. Notre ordre n’est pas un ordre de spécialistes, nous ne sommes pas un ordre de théologiens, d’enseignants ou de prédicateurs. Notre marque est celle d’une grande souplesse apostolique, qui court tout au long de l’histoire pour répondre aux besoins de l’Église et de la société, présent quand il le faut dans des paroisses ou des hôpitaux. Aujourd’hui, l’ordre est enseignant aux États-Unis, hospitalier en Inde. L’ordre permet cela : il s’agit de servir le Peuple de Dieu. Nous avons une devise : Paratus ad omne opus bonum — « Prêt à toute œuvre de bien ». Il y a toujours du bien à faire, cela explique notre longévité.
En quoi la règle de saint Augustin dans l’ordre de Prémontré est-elle adaptée au monde d’aujourd’hui ?
La règle augustinienne, comme toutes les grandes règles (saint Benoît, saint François), est intemporelle. Ainsi, Augustin commande au Ve siècle à ses frères de ne pas se rendre aux bains en choisissant leurs compagnons, mais d’accepter les compagnons que le supérieur leur donnera : la vérité de toujours, c’est que nous ne sommes pas des copains, nous sommes des frères. La règle suit toujours les grands principes d’Augustin. Par exemple, le dimanche est un jour de « colloque », un jour où l’on parle pendant le repas communautaire ; ce jour-là, chaque frère ne déjeune pas à sa place habituelle, mais à une place choisie par le prieur ; nous recevons comme une grâce le frère placé à ses côtés.
L’ordre, qui commença comme une « communauté nouvelle » en 1121, est riche d’une sagesse de 900 ans de vie commune, enrichie par l’expérience de ce qui a marché et de ce qui a moins bien marché.
Quant au système de vie proposé par la Règle, il a sa part de difficulté, car il y a une tension entre le dedans et le dehors, entre le communautaire et l’apostolique ; cette tension est dans la Règle, mais aussi en chacun des frères. C’est l’abbé qui en est le régulateur, afin de préserver l’équilibre nécessaire à chacun et à la communauté. Cette tension est féconde, car elle répond à un réel besoin : les jeunes qui ont une vocation dans l’Église, dans un contexte très sécularisé, ne veulent plus vivre seuls, ils ont besoin de l’affection d’une communauté joyeuse, d’un père, d’une autorité. Or la vie communautaire augustinienne se caractérise volontiers par sa chaleur. Augustin a ce tempérament de l’amitié, lui qui disait « aimer se reposer sur l’épaule de ses amis ». Les prémontrés aiment le silence de la nuit pour prier, ils aiment aussi se réjouir ensemble.
Donc, 900 ans après, c'est une forme de vie religieuse qui a beaucoup d’avenir ?
Oui, je le crois ! De nos jours, la vie commune dans l’Église retrouve un véritable attrait, tant chez les jeunes attirés par la prêtrise ou la vie religieuse que chez les évêques eux-mêmes. Mais une vie commune sans une règle et sans une autorité, c’est compliqué. L’ordre, qui commença comme une « communauté nouvelle » en 1121, est riche d’une sagesse de 900 ans de vie commune, enrichie par l’expérience de ce qui a marché et de ce qui a moins bien marché. Sa constitution, constamment révisée selon l’évolution du droit de l’Église, offre une garantie de fonctionnement équilibré, avec ses organes de contrôle et de régulation. Vous ne trouverez pas de gourou chez les prémontrés ! Mais c’est toute la force et la faiblesse de l’ordre aujourd’hui : l’amitié fraternelle dans la vie commune, l’apostolat et la liturgie, avec une forme d’exigence monastique.
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.
L’Ordre de Prémontré, neuf cents ans d’histoire, par le frère Dominique-Marie Dauzet, Salvator, février 2021.