Est-ce une coïncidence ? À peine marqué le bicentenaire de la mort de Napoléon, victime des Anglais, la protestation des pêcheurs français empêchés de continuer à travailler dans les eaux britanniques renouvelle la vieille question : ces insulaires si proches ne sont-ils pas nos plus fidèles et meilleurs ennemis ? Depuis au moins Jeanne d’Arc et jusqu’à aujourd’hui, en passant par Fachoda en 1898 et Dunkerque puis Mers el-Kébir en 1940, les contentieux ne manquent pas. On peut y ajouter de l’insolence en football, en rugby et même maintenant sur le Tour de France. L’affaire est en réalité plus compliquée — et peut-être instructive.
D’abord, l’Angleterre n’est jamais qu’à peine plus des deux tiers de la plus grande des îles au nord-ouest de l’Europe. L’Irlande s’est déjà en majeure partie séparée du Royaume-Uni. L’Écosse semble avoir envie d’en faire autant et le Pays de Galles serait même tenté. Le royaume peut-être bientôt désuni n’a plus d’empire et ce n’est pas en se détachant de l’Europe par le Brexit qu’il retrouvera son influence dans le monde.
L’insularité n’a jamais permis à l’Angleterre d’être autonome. Comme tous les pays du monde, elle a, depuis la préhistoire, été envahie par des vagues de conquérants : Celtes (ensuite repoussés dans les périphéries moins riches : Écosse, Irlande, Galles), Romains, Saxons, Danois et finalement Normands francisés. Pendant tout le Moyen Âge, les rois d’Angleterre sont francophones et leur ascendance justifie leur ambition de succéder à saint Louis. D’où la Guerre de Cent Ans. Celle-ci est un échec pour les Anglais, à cause de Jeanne d’Arc. Mais ce sont des Français qui s’emparent d’elle, la vendent et la condamnent.
L’Angleterre traverse alors deux siècles de crises, même si elle prend le contrôle de l’ensemble des îles britanniques. La dynastie régnante s’effondre (1485). Henri VIII impose (1534) un nationalisme religieux. Celui-ci s’avère à terme fatal à la monarchie absolue, et provoque une guerre civile à l’issue de laquelle le roi Charles Ier est décapité (1649, 144 ans presque jour pour jour avant Louis XVI). Finalement, après la dictature pré-napoléonienne de Cromwell et une Restauration, la "Glorieuse Révolution" de 1688 (101 ans avant la française) introduit des souverains sans origines françaises et un régime parlementaire qui va peu à peu, sans à-coups brutaux du type 1789, 1830, 1848 et 1870-1871 chez nous, évoluer vers la démocratie tout en favorisant l’industrialisation, une expansion coloniale et un leadership culturel dont l’avènement du sport est assez représentatif.
L’Angleterre prend donc, à la fin du XVIIe siècle, comme de l’avance sur la France. Un des premiers à s’en apercevoir est Voltaire, qui se réfugie un temps à Londres et restera anglomane. Pendant les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes (1792-1815), l’Angleterre fait routinièrement partie de toutes les coalitions contre la France. Mais il n’y a pas de volonté de conquête ni de domination. Louis-Philippe puis Napoléon III concluent des alliances avec les Anglais. La suite, en dépit de rivalités coloniales, c’est l’Entente cordiale (1904) et les deux guerres mondiales, où Britanniques et Français (malgré l’effondrement de leur République en 1940) sont côte à côte.
Ce qui fait la spécificité anglaise se manifeste chez ses philosophes. Ce n’est sans doute pas eux (Sir Francis Bacon, Hobbes, Locke, Berkeley, Hume, Adam Smith, John Stuart Mill…) qui façonnent la tournure d’esprit nationale. Ils en énoncent les principes alors qu’elle prend déjà forme et ils ne l’engendrent donc pas, mais ils la reflètent et révèlent assez bien. Il s’agit d’une approche que l’on peut nommer "empirique", en ce sens qu’elle se méfie de tout dogmatisme et soumet les théorisations (reconnues utiles et socialement nécessaires) à l’épreuve de l’expérience – en grec empeïria. L’empirisme rejette aussi bien le matérialisme et le rationalisme (aveuglément systématiques) que la métaphysique (qui fait tout dépendre de spéculations abstraites et invérifiables).
Si désormais moins d’un Anglais sur cinq se déclare anglican, plus grand-chose ne retient l’empirisme national de verser dans un égoïsme cynique.
C’est ce qui distingue des "Lumières" françaises l’Enlightenment britannique : pas d’absolus censés fournir à l’avance la clé de solution à tous les problèmes, mais des références aux acquis de précédents, en fonction des besoins du moment. Il est significatif que le Royaume-Uni n’a pas de constitution, et simplement des traditions dont l’usage conditionne le respect et permet le renouvellement. Ceci convient fort bien à une "nation de boutiquiers" (comme l’aurait dit Napoléon Ier), qui voient d’abord leur intérêt immédiat et n’hésitent pas à interpréter, voire détourner à leur avantage les règles convenues. D’où l’appellation de "perfide Albion", qui remonte (paraît-il) à Bossuet.
Les aises prises avec l’accord péniblement négocié après le Brexit n’en sont que l’exemple le plus récent de cette désinvolture. Mais elle n’a pas que des inconvénients. Elle a permis à la Grande-Bretagne de résister assez bien — en tout cas mieux que bien d’autres en Europe et indépendamment de l’atout de l’insularité — aux tentations des idéologies du XXe siècle. Les thèses que Marx développe en Angleterre n’y ont pas grand succès. La montée en puissance de la classe ouvrière outre-Manche doit au contraire beaucoup au christianisme. La justice sociale revendiquée par James Keir Hardie, fondateur du Parti travailliste, a une inspiration explicitement biblique. Et l’anarchisme anticlérical est nettement moins bien implanté outre-Manche que sur le continent. La devise nationale demeure "Dieu et mon droit".
Une foi institutionnalisée et doctrinalement souple mais réelle a ainsi longtemps compensé de façon tacite l’absence d’idéaux formulables. Elle est à la racine de la "décence" célébrée par George Orwell (dénonciateur dans 1984 de tous les totalitarismes) comme la vertu propre du peuple britannique. Mais ce sens éthique qui ne repose pas sur des "valeurs" affichées est fragile face à la sécularisation. Si désormais moins d’un Anglais sur cinq se déclare anglican, plus grand-chose ne retient l’empirisme national de verser dans un égoïsme cynique. Il faut s’attendre à d’autres coups fourrés des "Godons" (comme disait Jeanne d’Arc).
Il est toutefois sans doute prématuré de faire de l’Angleterre une nation déchristianisée, sans convictions ni ressources morales et spirituelles. Dans les années 1990, l’anglicanisme a inventé (à l’église de la Sainte-Trinité dans le quartier de Brompton à Londres) le parcours Alpha, reçu un peu partout comme un des outils de la "nouvelle évangélisation", et (à l’Université de Cambridge) la Radical Orthodoxy qui émoustille théologiens et philosophes en Europe et en Amérique. La question est peut-être de savoir si, alors que nous peinons à redéfinir "les valeurs de la République", nous sommes nous-mêmes en meilleur état que les Anglais qui oublient que, dans leur devise, Dieu passe avant les droits qu’ils s’arrogent.