Le retrait de la liste "En Marche" aux élections régionales en Provence-Alpes-Côte d’Azur et l’alliance qui en a découlé avec la liste "Les Républicains" de Renaud Muselier, menacent de provoquer une fracture de la droite, sommée de choisir entre le macronisme et le parti de Marine Le Pen. Une fois de plus, la question de la relation de la droite et de l’extrême-droite est posée à l’électorat catholique en terme moraux, faisant songer à la réplique fameuse d’un film de Truffaud : « Ni avec toi, ni sans toi », dans lequel Marine Le Pen jouerait le rôle de La Femme d’à côté. Un regard rétrospectif peut aider à se faire une opinion. Le psychodrame actuel a déjà été vécu dix fois depuis trente ans. Il a connu des paroxysmes mémorables, comme lors des élections régionales (déjà) de 1998. Rien de plus constant, de plus répétitif et de moins imprévu que cette fracture annoncée à droite entre ceux qui voudraient refouler le diable et ceux qui voudraient l’épouser. Rien de plus constant, aussi, que le chantage moral auquel est soumis l’électorat catholique.
Au commencement, c’est-à-dire avant 1988, Jacques Chirac avait imposé au parti gaulliste une doctrine simple : aucune alliance, aucune négociation avec le parti de Jean-Marie Le Pen. Cette ligne intransigeante, souvent présentée comme née d’un impératif éthique, était avant tout dictée par un réalisme électoral dont la suite de l’histoire a montré la pertinence : trois élections présidentielles consécutives gagnées, en 1995, 2002 et 2007. Michel Noir avait écrit qu’il préférait « perdre les élections plutôt que perdre son âme ». Chirac n’avait pas cette candeur. Il voulait gagner les élections. Les catholiques qui se lamentent sur la gestion molle de la droite pendant la période chiraquienne doivent faire l’effort d’imaginer ce qu’aurait été le gouvernement de la France par des socialistes, car alors le Front national était incapable de convaincre une majorité de Français et ne pouvait que faire gagner la gauche : nous l’avons expérimenté après 2012, quand François Hollande, à la faveur de l’affaiblissement doctrinal du parti post-chiraquien, a pris les commandes. Il a immédiatement mis en œuvre le programme sociétal pour lequel il avait été élu, le mariage pour tous, la déconstruction de la politique familiale et l’élargissement de l’interruption volontaire de grossesse. Sur ces sujets, qui ne sont pas accessoires, Emmanuel Macron est son fidèle continuateur.
Mais pendant que Chirac imposait le devoir d’ignorance à l’égard du Front, d’autres prônaient dès avant 1988 une stratégie d’alliance moins ascétique, et d’autant plus séduisante que le rapport de force était alors très clairement en faveur de la droite classique. Ainsi du gaulliste Charles Pasqua, qui très tôt mit en avant les « valeurs commune » entre le RPR et le FN, et du démocrate-chrétien Raymond Barre qui, peu de temps avant de perdre le premier tour de l’élection présidentielle de 1988, déclarait en petit comité : « Régler le cas du FN sera très simple, il suffira de nommer Jean Marie Le Pen secrétaire d’État. » Pasqua comme Barre n’étaient pas de mauvais chrétiens. Mais ils voyaient dans la montée du FN un piège tendu par François Mitterrand. Sur ce point ils ne se trompaient pas. Mitterrand savait, pour avoir vécu pendant vingt ans la mitoyenneté avec le Parti communiste, combien le voisinage d’un parti extrême était encombrant : sans lui, pas de majorité ; avec lui, procès en trahison. Mitterrand avait fini par conjurer le sort en osant la stratégie du programme commun ; selon Barre et Pasqua, il fallait l’imiter si l’on voulait en finir avec le FN avant qu’il devienne trop fort. Cependant Chirac tint bon et la fracture de la droite ne se produisit pas. La stratégie mitterrandienne a finalement échoué. La victoire de Chirac avait été tactique.
À l’inverse, l’histoire de notre droite nationaliste reste celle d’un groupe volubile, porté à en appeler au désespoir de nos concitoyens et aux mauvais sentiments que chacun porte en lui.
L’équation n’a guère changé trente ans plus tard. La montée du Front national n’en finit pas. Sa normalisation non plus. Ni son ralliement à l’esprit du temps. La femme d’à côté semble avoir pris pour devise « Plus libertaire que moi tu meurs. » Et pour les Républicains, le rapprochement avec l’extrême-droite normalisée, qui ferait l’affaire de Macron comme elle était censée servir Mitterrand, reste une tentation hasardeuse. Hasardeuse, parce que contre-nature. La démocratie chrétienne n’a pas connu en France la fortune qui fut la sienne en Allemagne ou en Italie, à cause de l’irruption d’un chef d’État chrétien hors-norme qui sauva par deux fois le pays du chaos. L’histoire du gaullisme est celle d’un homme seul qui n’a cessé d’en appeler à ce que les Français portent de meilleur au fond d’eux-mêmes : l’espérance, le don de soi, l’effort, le courage, la créativité, l’ambition. À l’inverse, l’histoire de notre droite nationaliste reste celle d’un groupe volubile, porté à en appeler au désespoir de nos concitoyens et aux mauvais sentiments que chacun porte en lui. Cette droite « des moustaches hérissées et des cannes brandies », comme disait Frossard, se nourrit des passions mortifères et des prévisions apocalyptiques. Elle ignore l’espérance, et c’est pourquoi tant de catholiques pratiquants répugnent à l’idée de s’y rallier.
La question est posée en termes de morale, mais elle est électorale. Il n’est pas question de diable, mais de politique. Rallier l’extrême-droite, c’est servir le macronisme. Rallier le macronisme, c’est servir l’extrême-droite. Sommés de choisir entre l’alliance avec le Rassemblement national et l’alliance avec La République en Marche, les catholiques doivent se rappeler que nul n’est jamais censé devoir céder au chantage. Il y a de la place pour une politique libre, et cette place est la seule qui permettrait de gagner. Dans un paysage politique compliqué, Maritain demandait de partir au combat non pas « en tant que chrétiens », mais bien « en chrétiens ».