Aleteia : Que sont les nuits de notre existence, ces « nuits privées d’étoiles » dont parlait Thomas Merton ?
Fr. Grégoire L. Huygues-Beaufond : Je ne prétends pas faire une liste exhaustive. Je crois cependant qu’il est bon de distinguer les nuits de la foi, qu’ont pu connaître certains (comme Thomas Merton peut-être, mais je ne le connais pas), des nuits d’ordre plutôt « psychologique ». Ces dernières ont d’ailleurs une influence sur la vie de foi. C’est de celles-là que je parle d’abord. Surmenage et burn-out ou dépression nerveuse dans les cas les plus sévères, qui demandent un accompagnement thérapeutique adéquat, mais aussi des états de tristesse, d’anxiété, de désespoir, de fatigue. Les causes peuvent être diverses, cela dépend des circonstances, des événements, etc., cela dépend aussi du caractère, de notre histoire : nous ne sommes pas pareils et nous réagissons différemment. Par exemple, j’ai vu dans ma communauté que nous avions des réactions différentes lors du confinement de mars 2020. Certains ont vécu cela presque comme une chance, en tout cas comme un temps bienvenu de repos et de prière ; pour d’autres, cela a été une véritable épreuve. Ce que j’appelle « nuits » dans mon livre, ce sont ces moments où, quelles que soient les causes, on manque d’air, d’élan, de désir.
Dans ces nuits, il y a toujours des lumières, même si parfois nous avons du mal à les trouver. Parmi celles-ci, il y a la Parole de Dieu, et même les livres de manière générale. Vous faites d’ailleurs un éloge des auteurs de ces écritures, les « scribes », qu’ils soient sages, poètes, mystiques chrétiens… ou non. Comment ces scribes peuvent-ils nous aider à traverser les épreuves de la vie ?
Je sais, pour en avoir fait l’expérience, que tous les « scribes », inspirés par Dieu ou non, peuvent être des compagnons dans la nuit. En particulier ceux qui ne parlent pas « de haut », mais à notre niveau. Les Écritures, par exemple : il y a tout l’homme dedans, même ce qui est laid, faible ou violent. Il y a de la place même pour ce qui nous fait honte dans les Écritures, je pense notamment à la violence de certains psaumes. Du côté des poètes, il y en a qui savent dire, comme Jaccottet, qui vient de mourir, ou Emaz, deux poètes non chrétiens, leur trouble, leurs doutes et leurs souffrances. Les Écritures comme les poètes peuvent nous donner des mots pour dire nos propres douleurs, nos propres nuits. Ce n’est pas suffisant, mais ce n’est pas rien : pouvoir nommer son mal et sa peine. Et c’est un soulagement et le début d’une consolation de savoir que l’on n’est pas seul dans sa nuit.
Ne nous cachons pas notre désir, reconnaissons-le, nommons-le, accueillons-le, même s’il nous trouble et nous gêne, et présentons-le au Seigneur.
Ce qui est aussi source de consolation, ce sont ceux qui sont capables de dire une espérance à travers la nuit, du fond de la nuit. Même s’ils ne croient pas en Dieu, ils croient en l’amour, la beauté, la lumière ; ils les célèbrent et les appellent. Sur ce point, je ferai tout de même une distinction entre les « scribes » des Écritures et les autres. Les Écritures, nous pouvons être sûrs qu’elles témoignent de la lumière du Seigneur, même si nous ne la percevons pas toujours. Elles disent le nom, elles dessinent le portrait de l’espérance chrétienne : le bien-aimé du Cantique, Jésus, le Fils du Père. Cette consolation, j’en ai fait l’expérience, alors je voulais simplement en témoigner, comme un encouragement fraternel à ceux qui peinent.
C’est peut-être le sujet principal de votre livre : au plus profond de nos doutes et de nos nuits, il y a toujours un désir en sommeil. « Ne trichons pas avec ce désir », dites-vous. Que voulez-vous montrer ?
Oui, c’est le centre de mon livre, la question du désir, au sens très large. Je veux parler d’un élan, de quelque chose qui nous met en route, qui nous fait nous lever le matin : désir de vivre, d’aimer, d’être aimé, désir de l’intelligence, du corps ou du cœur. À travers toutes les formes qu’il peut prendre, cela témoigne d’un désir plus profond : une telle puissance de vie en nous, cela nous dit le désir que nous avons de Dieu ; parce que nous sommes faits pour cela : la vie dans sa lumière. Le désir, quand il s’absente, c’est terrible. Alors, quand il revient, c’est trop précieux pour qu’on en fasse n’importe quoi. C’est ce que je veux dire avec « ne trichons pas ». D’abord, ne nous cachons pas notre désir, reconnaissons-le, nommons-le, accueillons-le, même s’il nous trouble et nous gêne, et présentons-le au Seigneur. Et puis, « ne pas tricher », c’est aussi ne pas faire n’importe quoi avec. Je crois que le péché, c’est aussi cela : abîmer notre désir profond dans ce qui n’est pas à sa hauteur. En langage biblique, ce serait : « se prosterner devant les idoles ». « Ne pas tricher avec son désir », c’est prendre au sérieux la manière dont le Seigneur nous a faits, parce que c’est par là qu’il nous attire à lui.
Tu éclaires ma nuit, par Fr. L. Huyghues-Beaufond, op, Cerf, décembre 2020, 152 p., 15 €