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Christiane Rancé : « Le voyage permet d’initier le dialogue avec Dieu »

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courtesy of Christiane Rancé

Marzena Devoud - publié le 22/02/21

Après son "Dictionnaire amoureux des saints" publié en 2019 et plusieurs biographies spirituelles et essais intimistes, Christiane Rancé publie "Le grand large". Des récits de voyage vécus comme une expérience intime. Une odyssée personnelle qui interroge le goût de l’ailleurs.

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Que ce soit pour ses grands reportages ou pour ses biographies spirituelles (Thérèse d’Avila, Simone Weil…) Christiane Rancé, a toujours beaucoup voyagé. Habitué à ce kaléidoscope de paysages, de lumières, de manières d’être, l’écrivain a développé une sensibilité rare aux multiples beautés du monde. Toujours passionnée, elle s’interroge dans son dernier livre Le grand large (Albin Michel), sur ce goût de l’ailleurs. En y parcourant son odyssée personnelle, entre une traversée transatlantique en cargo et une pérégrination sur les traces des jeunes disparus argentins victimes de la dictature, on part en voyage intime, en quête de ce vrai lieu, propre à chacun, celui que Mallarmé appelle notre « authentique séjours terrestre » où le temps comme l’espace se retrouvent comme suspendus, pour toucher à l’essentiel. Entretien.

Aleteia : Vous êtes une grande voyageuse, vous avez été reporter de guerre, interviewant des personnalités aux quatre coins du monde… Vous avez aussi beaucoup voyagé en solitaire. C’est par défi personnel ?
Christiane Rancé : Chacun vit selon une formule qui lui est propre. J’ai peut-être ressenti de façon exacerbée cet attrait pour l’inconnu, sans savoir encore qu’il s’agissait de trouver ma vocation sur cette terre. Était-ce uniquement la joie immense d’avoir des enfants ? Était-ce aussi d’écrire, de prier, de rencontrer Dieu ? Le voyage géographique – c’est-à-dire partir seul sans les filets de sécurité que sont ses amis, ses habitudes, sa propre langue – permet de découvrir ses propres limites, ses qualités et aussi ses défauts. Il vous enseigne l’humilité, et la charité. Il permet ainsi de trouver sa propre voie.

Alors que le monde s’est arrêté de voyager, vous emmenez le lecteur dans un voyage très intime notamment lors de la traversée sur un cargo de marchandises… 
C’est le récit d’une expérience : la traversée de l’Atlantique en cargo, du nord au sud, d’est en ouest, coupée de tout et de tous, et des conséquences que cette traversée a eue sur ma vie. Cette expérience fut la source d’une joie immense, comme certains ont pu la connaître au désert, où dans ces moments de vie intense qu’apporte une révélation métaphysique. Pour la première fois de ma vie, je me suis totalement oubliée pour me fondre en quelque sorte dans la beauté du monde qu’il m’a été donnée de voir : j’étais dans l’immensité, entre la mer et le ciel. Comme l’a écrit Rimbaud, j’ai fait « la magique étude du bonheur ». Pendant vingt jours, j’ai connu un état extatique, une suspension délicieuse et légère entre l’eau et l’infini du ciel, dans la lumière, « cette éternité retrouvée » dont parle encore Rimbaud, de « la mer allée avec le soleil ».

Christiane Rancé
courtesy of Christiane Rancé
Christiane Rancé en traversée sur le cargo de marchandises.

Quelles ont été les conséquences de cette traversée dans votre vie ?
J’ai été « embarquée » dans un tout autre voyage auquel je ne m’attendais pas. Une introspection qui m’a amenée à réfléchir sur le pèlerinage qu’était ma propre vie, depuis ma naissance jusqu’au moment inéluctable de ma mort. J’avais une existence pleine, des enfants, un métier passionnant, et pourtant, jusqu’à ce départ, je ressentais un manque, le sentiment d’une absence qui me hantait, comme l’avait confessé Camille Claudel. Pourquoi cet appel de l’ailleurs ? Pourquoi ce goût du départ ? Qu’est-ce qui manquait à ma vie, à mon quotidien pour désirer un horizon plus large ? Un ciel plus vaste ? Mais comment le trouver, l’amplifier, avec ma vie même ? Étais-je en train de passer à côté de mon destin ? Au fond, la question du destin personnel est-elle toujours d’actualité, dans le monde extrêmement balisé, normatif qui est celui de notre époque. Les voyages que j’avais la chance, par mon métier, d’effectuer, pouvaient-ils combler cette aspiration, ce désir de complétude ?

En citant le poète Yves Bonnefoy, vous dites que le voyage est (ou doit être) la quête d’un vrai lieu…
C’est effectivement Yves Bonnefoy qui m’a apporté une des réponses à ces questions. Il évoque « l’existence pour chacun de nous d’un vrai lieu (…) qui correspondrait de façon véritablement nécessaire et intérieure à ce que pouvions être et désirer du monde. (…) Chacun de nous aurait eu ainsi son vrai lieu. La fonction du voyage aurait été justement de le retrouver. » Yves Bonnefoy parle aussi de l’état de transparence que nous offrirait notre séjour dans ce vrai lieu.

Sur mon cargo, j’ai fait l’expérience de cet état de transparence : rien en vous ne fait plus obstacle à la beauté du monde, ni à sa vérité. Aucune convoitise mortifère, aucune dissipation stérile dans quoi nous nous perdons…

Sur mon cargo, j’ai fait l’expérience de cet état de transparence : rien en vous ne fait plus obstacle à la beauté du monde, ni à sa vérité. Aucune convoitise mortifère, aucune dissipation stérile dans quoi nous nous perdons, qui sont l’essence de la société de consommation dans laquelle nous sommes tous plongés. J’ai alors réfléchi à ce que pouvait être ce vrai lieu pour moi, s’il s’agissait d’un point géographique ou d’autre chose. J’ai bien vite compris que, quelles que soient la béatitude et la jubilation dans lesquelles ma traversée atlantique m’avait plongée, ce lieu n’était pas le cœur de l’Océan. Il s’agissait plutôt de trouver mon port d’attache dans ce monde, le lieu particulier où je me sentais tout à fait heureuse, et non plus en exil continuel comme nous y contraint notre mode de vie actuel. Cette recherche m’a conduite à une exploration intime, pour savoir où me ré-ancrer dans le monde. J’ai pris conscience que comme tous, je vivais de plus en plus détachée de l’essentiel, menacée dans mon être profond.


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Les voyages qu’on nous propose aujourd’hui répondent-ils à ce ré-ancrage ?  
« Les voyages forment la jeunesse » dit l’adage. Aujourd’hui où nous pouvons faire le tour de la planète en 48h, où notre planète est cartographiée dans le moindre détail, les odyssées que vivaient Cervantès, Chateaubriand, Joseph Conrad ou Herman Melville ne sont plus possibles. Peut-on encore parler d’inconnu ? D’Ailleurs ? Cette forme de voyage a été remplacée par le tourisme qui n’est plus qu’un déplacement géographique d’un point à un autre, et qui ne nous met que très rarement en contact avec l’autre, avec cet inconnu qui nous révèle souvent à nous-même, et nous permet de faire l’expérience de nos propres limites, de nos véritables attentes.

C’est quelque chose qui est vécu très douloureusement par beaucoup… Pourquoi ?
Tout d’abord parce que notre civilisation comme notre enfance sont nourries par les mythes du voyage. L’histoire du monde est celle de grandes migrations et de vastes conquêtes. Le voyage est consubstantiel à notre nature et nous avons tous la nostalgie de ces départs, comme nous gardons le désir de ces ersatz de paradis terrestre que nous proposent les voyagistes. C’est sans doute la raison pour laquelle les « voyages » que nous a vendu la société de consommation ont connu un tel succès dans le monde entier, quelle que soit la culture de ceux qui y souscrivent. Or, avec la pandémie, nous avons compris que ces déplacements de masse ne seront plus possibles, sauf à mettre la Terre et notre santé en danger, donc notre avenir et celui de nos enfants. C’est une révolution proprement anthropologique parce que l’homme a toujours rêvé d’aventures, de nouveaux paysages, d’inconnu. Il reste alors, pour nourrir cette aspiration au voyage, dont le tourisme était un lointain substitut, à trouver de nouvelles formules. À trouver notre vrai lieu, cet authentique séjour terrestre qu’évoque aussi Mallarmé.

Mais comment voyager autrement ? Quel serait le sens d’une odyssée moderne ?
Un voyage qui serait d’abord un voyage intérieur et qui explorerait l’idée de notre vocation. L’écrivain anglais Carlyle a écrit cela : « Il semblerait que le destin de l’humanité soit d’aller jusqu’au bout de l’idée de Dieu ». C’est peut-être le sens d’une odyssée moderne.

Le voyage, tel que je l’ai découvert, nous apporte ce sentiment évident d’appartenance, celui d’une relation fructueuse, harmonieuse avec tout ce qui nous entoure, avec la vie même. On comprend alors que ce vrai lieu n’est peut-être pas seulement géographique.

Si nous vivons dans un monde fini, limité, notre espérance et nos rêves ne connaissent pas de bornes. Le voyage, tel que je l’ai découvert, nous apporte ce sentiment évident d’appartenance, celui d’une relation fructueuse, harmonieuse avec tout ce qui nous entoure, avec la vie même. On comprend alors que ce vrai lieu n’est peut-être pas seulement géographique. Ce peut être la poésie. Pour d’autres, la musique, toute la littérature ou n’importe quelle forme artistique.


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C’est, d’une façon plus générale, ce qui nous lie à la Création, autant dire à Dieu. C’est à partir de cette constatation que j’ai eu le sentiment qu’il me fallait explorer d’une façon nouvelle les possibilités que nous offre la religion prise dans son sens étymologique – ce qui nous lie à Dieu, donc à la Création tout entière, à nos prochains et dès lors, à nous-même. Ces voyages intérieurs nous donnent le sentiment que nous pouvons initier un authentique dialogue avec Dieu et avec notre prochain, un dialogue nouveau, qui nous renouvelle.

Avez-vous trouvé votre vrai lieu ?
Je continue d’explorer, mais j’ai d’ores et déjà trouvé des lieux où je me sens magnifiquement en harmonie avec le paysage et ce qu’il accomplit en moi de désir d’appartenance à la Création. Il y a l’ombre de ce platane où chantent toujours les cigales de Socrate, en Grèce, à Naphplio. Il y a l’Argentine où j’ai posé le pied après ma traversée en cargo – et je raconte dans ce livre ce que ce nouveau monde m’a offert d’espace. Et bien sûr, Rome, un lieu d’émotions et de prières intarissables. Je peux y marcher des heures pendant des journées entières. Dans tous ces lieux, j’ai le sentiment d’être de ce monde, de cette planète, d’appartenir à une histoire bien plus vaste que notre actualité, et plus encore d’avoir un destin, et d’une façon plus impérieuse encore, une vocation qui est de tenter de rendre le monde plus harmonieux, plus charitable, plus « amoureux » qu’il ne l’était avant mon passage.

Quels conseils donneriez-vous à ceux qui sont tentés de tout quitter, de partir à la recherche d’eux-mêmes ?
Il n’est pas nécessaire de tout quitter pour partir. Bien au contraire : le voyage est toujours constitué d’un aller et d’un retour. On s’en va pour mieux revenir, et la mémoire, le temps retrouvé jouent leur rôle dans cette pérégrination. Il faut aussi savoir que c’est toujours soi qu’on transporte ailleurs, il vaut donc mieux partir dans une quête amoureuse plutôt que par désespoir ; pour trouver sa « sœur de charité » selon la formule de Rimbaud, plutôt que le vide d’une perpétuelle fuite en avant, pour éluder les questions essentielles à notre présence sur terre – pourquoi suis-je ici, et pourquoi maintenant ?

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Albin Michel

Le Grand large de Christiane Rancé, Albin Michel, février 2021, 19,90 euros.


Arthur et Blandine de Lassus

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Tags:
Voyages
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