Dans le film « Un air de famille » (1996), c’est le meilleur de la satire que nous avait offert le comédien et scénariste Jean-Pierre Bacri, qui vient de mourir à 69 ans. Avec lui, la comédie montrait ce qu’il y a de mieux dans l’homme : toujours pouvoir se rendre meilleur.« Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. » Une telle épitaphe, empruntée à Molière, aurait sa place sur la tombe de Jean-Pierre Bacri, mort le 18 janvier. Quand les cinémas rouvriront, il ne sera donc plus possible d’aller voir « un film avec Bacri », ce quasi-label qui rendait très secondaires le sujet traité et le nom du réalisateur. Rien n’empêche, en revanche, de revoir ses plus belles réussites. Comme dialoguiste et comme comédien, Bacri se hissa souvent, dans ses pièces co-écrites avec Agnès Jaoui, au niveau de finesse satirique où l’apparente férocité est un service discret rendu à l’humanité. En témoigne Un air de famille, devenu film par la caméra de Cédric Klapisch en 1996.
Une satire de la famille
À première vue, peu de spectateurs peuvent accepter de valider le postulat du titre : si l’air désigne une chanson, d’accord, mais s’il s’agit d’une ressemblance, non merci ! La famille Ménard, qui se retrouve tous les vendredis soir dans le bar défraîchi du fils Henri, avant d’aller dîner au restaurant chic du coin, ne pousse pas vraiment à l’identification. Bien des traits mordants peuvent même donner l’impression que la seule leçon à retenir est « Familles, je vous hais ». Entre maladresses, rancunes, infantilisations et même humiliations, tout semble confirmer une remarque de Betty, la sœur jouée par Agnès Jaoui : chez les Ménard, seuls les chiens sont traités avec attention. Il y a certes les émouvants flash-back des trois enfants sautant sur le lit des parents, sur un air de Dalida. Douce respiration renvoyant à un passé joyeux, mais un passé aussi envolé que le père qui est parti. Il n’est pas certain que cette mélancolie soit toujours douce.
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Un des objets principaux de la satire, dans Un air de famille, est la perpétuelle comparaison des deux frères entre eux, orchestrée par une mère aussi aveugle envers l’un que condescendante envers l’autre. Peinture utile d’une tendance qu’on devine continuée à la génération qui suit par la belle-fille Yolande. D’un côté, Philippe, le fils qui a réussi et qui est passé le jour-même à la télévision régionale ; de l’autre, Henri, le fils jugé raté, dont la femme Arlette a choisi ce soir-là pour ne pas rentrer. Deux narcissismes face à face : chez Philippe, un nombrilisme vaniteux en quête de gloriole, qui passera la soirée à revenir obstinément à sa prestation télévisuelle ; chez Henri, un amour-propre plus modeste, si on peut dire, transformant en agressivité la blessure que sa mère ne cesse de raviver. Magistral Bacri, dans ce personnage d’Henri que les ricaneurs inattentifs réduiront à un pauvre type qui se coiffe et se décoiffe en enfilant son débardeur démodé. Il est pourtant le héros inaperçu de la seule véritable intrigue du film : le possible départ définitif de sa femme Arlette. Sans ce fil rouge conjugal, le film ne serait qu’une brillante succession de répliques drôles et acides, mais sans enjeu.
Toujours pouvoir s’améliorer
Dans la relation entre Bacri-Henri et son Arlette, qu’on ne verra pas, se joue doublement la morale de l’histoire : son dénouement et sa vision des hommes. De fait, le poids d’humanité d’une comédie se juge en général à une seule chose : laisse-t-elle entendre que les êtres humains peuvent s’améliorer un peu ? À cette question cruciale, Un air de famille répond ultimement par l’affirmative. Tenter de corriger les hommes n’est pas donc pas entièrement vain. Si tout suggère que la soirée ne changera pas l’insupportable Philippe, il n’en va pas de même d’Henri, le véritable personnage principal. C’est d’ailleurs lui le premier à apparaître à l’écran et c’est sur lui que le film se referme. Difficile de dire plus clairement qu’il porte l’enjeu souterrain de cette soirée, qui a pour le reste toutes les allures d’un déballage de linges très sales, aussi jouissif que corrosif.
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Que nous dit le dénouement ? Une fois que tout le monde est parti, Henri reçoit un tardif coup de téléphone de sa femme Arlette, qui amorce une réconciliation. Elle a été touchée qu’il prenne le risque du ridicule, en allant crier son nom sous les fenêtres de l’amie chez laquelle elle est restée. Enfin un aveu de faiblesse, chez cet homme qui craignait avant tout, au début du film, de passer pour un imbécile « qui ne sait pas tenir sa femme ». Sous le balcon où Arlette-Juliette n’apparaîtra pas, malgré les enfants de la cité qui unissent leurs cris aux siens, Henri révèle une affection rarement dévoilée. Il le fait contre l’avis de sa mère, qui tient pour définitivement acquis qu’il ne faut jamais montrer ses sentiments à l’autre. Il n’est pas anodin que cette scène d’anthologie soit le seul moment du film qui arrache Henri au huis-clos familial. Loin de nous l’idée de coller lourdement sur Un air de famille une étiquette « recommandé par les Équipes Notre-Dame », voire d’y lire une variation sur le premier impératif biblique au sujet de la famille : « L’homme quittera son père et sa mère et il s’attachera à sa femme ». Reste que la comédie n’aurait pas cette justesse humaine, si elle ignorait entièrement la vérité anthropologique de la Genèse.
La morale et la comédie
Quant aux répliques de Bacri sur lesquelles se clôt le film, elles sont une jolie illustration de la leçon des meilleures comédies. À Arlette qui demande seulement un peu de « considération », Henri répond au téléphone : « Mais ça peut changer, ça… Ouais, mais je peux changer, moi… » Toute la portée morale du genre comique est dans ce passage de « ça » à « moi ». Pour que les choses changent, il suffit souvent qu’un homme comprenne que son caractère n’est ni une fatalité, ni une excuse définitive.
Parmi les mille répliques savoureuses que laisse le comédien et dialoguiste Jean-Pierre Bacri, nous n’oublierons donc pas cette phrase très anodine : « Je peux changer, moi. » Elle manifeste que la comédie héritière de Molière tient ensemble deux certitudes : l’homme est imparfait et l’homme est perfectible. Très imparfait et très peu perfectible, dira-t-on. Sans doute, mais ôtez un des deux adjectifs et vous êtes condamné à renoncer tout autant à la morale qu’à la comédie. À renoncer à ce qui fait l’humanité, en somme.
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