Les catholiques peuvent ces temps-ci s’estimer atteints non par une malveillance délibérée, mais par une suffisance qui peine dans les circonstances de la crise sanitaire.Nous devons beaucoup à nos professeurs. Certains nous ont laissé non pas tant des savoirs et des savoir-faire qu’une sagesse. Je repense à un professeur d’allemand qui ne nous faisait pas trop travailler, mais disait : « Mes enfants, ne l’oubliez jamais : ce qui est le plus craindre, ce n’est pas la méchanceté ; c’est la bêtise, parce qu’on ne peut rien contre elle. » L’actualité de ces dernières semaines m’a plusieurs fois rappelé la pertinence de cette réflexion.
Autopsie de la sottise
La volonté de nuire repose sur un dessein générant une logique : ce que l’on découvre chez l’ennemi est la mise en œuvre de moyens au service d’une fin. Il y a quelque chose à comprendre et donc à faire : d’abord essayer de parer les coups, ensuite combattre et si possible éliminer ce qui les motive. En revanche, face à des agressions ou répressions qui s’avèrent des effets sans cause suffisante au niveau des intentions dans l’esprit de leurs auteurs, on se découvre impuissant. On ne trouve pas de prise.
Non que cette férocité non consciemment voulue serait totalement irrationnelle. Elle s’origine plutôt dans un raisonnement, appliqué avec une rigueur aveugle. Illustration toute récente : en ce temps de « pandémie », les rassemblements, dont la célébration de la messe, font courir des risques. Cependant, on renvoie simultanément les enfants à l’école, où il n’y a en principe pas plus de trente élèves par classe. Alors, par analogie (peut-être ?) on limite au même chiffre le nombre de personnes autorisées à se réunir dans un « lieu de culte ».
Incohérences et incongruités
J’ignore si c’est sur cette norme que la « jauge » a été fixée (qui peut le savoir ?). Mais on a bien là une règle établie sur des déductions hâtives à partir d’informations précises mais ponctuelles et éparses. C’est un fonctionnement mécanique dans un champ clos. Si l’on se souvient que notre cher Descartes estimait que les animaux ne sont que des « machines », le mot « bête » s’impose pour cataloguer une mesure décidée sur la base d’acquis étroits sous la pression des circonstances. Et c’est une réaction du même genre que de voir là une hostilité foncière et délibérée envers la religion en général et les catholiques en particulier.
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Ce n’est d’ailleurs pas un exemple isolé d’incohérence découlant de principes obtus. Ainsi, on peut être trente pour des obsèques (assimilées à une cérémonie « cultuelle » ?), mais six seulement pour un mariage (considéré comme un événement privé ?). On trouve des incongruités aussi dans le domaine profane : on peut aller chez Papy et Mamie pour Noël, pourvu qu’ils restent tout seuls dans la cuisine pour festoyer ; les stations de sports d’hiver rouvriront, mais pas question d’y faire du ski, parce que les remonte-pentes (au contraire des transports en commun) n’auront pas le droit de fonctionner. Bars et restaurants restant fermés comme partout, la seule envie de respirer « l’air pur de nos montagnes » suffira à justifier les expéditions en famille (pas trop nombreuse !) jusqu’au pied des lointaines cimes enneigées.
Des raisons que la raison ne connaît pas
Ce qui préserve cette bêtise de verser du ridicule dans la méchanceté destructrice ou dans la bestialité — c’est-à-dire une humanité ravalée à l’animalité —, c’est qu’elle suit non pas quelque instinct prédateur, mais une analyse décompliquante et rassurante de la situation, en procurant une clé universelle d’interprétation et de gestion des problèmes. C’est ce qui s’est produit avec les idéologies et se reproduit avec les théories complotistes qui ont tant de succès. On peut encore citer la solennelle réaffirmation d’un « droit au blasphème » : c’est n’importe quoi, puisque l’État laïque ne peut pas plus légitimer qu’interdire de piétiner le sacré religieux dont il nie l’existence et doit se limiter à réglementer le fait social du « culte ».
La bénédiction de l’obscénité pourvu que ce soit un moyen et non fin en soi découle d’une radicalisation intransigeante d’un idéal : la liberté d’expression. Mais la loi punit l’injure aux personnes, et il est pour le moins cavalier de décider que, si certains voient insulter ce qui est pour eux constitutif de leur identité, ils devront trouver cela normal et sain. Il est également irréaliste d’exclure qu’un seul des plus fragiles parmi ceux qui sont ainsi privés de la parole puisse jamais recourir à la violence. Quel que soit le domaine : morale sociale ou santé publique, c’est l’illusion d’une lucidité et d’une rectitude que l’on ne veut surtout pas remettre en question, de peur que le sol se dérobe sous ses pieds. Quand sa suffisance sécurisante est menacée, la bêtise tend naturellement à se raidir et s’obstiner.
Que faire ?
De plus, l’aveuglement infligé par de telles lunettes empêche d’expliquer les certitudes qu’elles fabriquent. Ceux qui ne comprennent pas sont au moins implicitement tenus pour trop stupides pour qu’on perde son temps à les écouter et déniaiser, tant il est urgent de veiller au respect et à la mise en pratique des principes que l’on a arrêtés. Et cette superbe indifférence obtient des abdications. Une autre caractéristique de la bêtise est ainsi d’être aussi contagieuse qu’un virus sournois : elle abêtit jusqu’à ceux qu’elle soumet à ses règles.
Il n’y a pas lieu de désespérer, parce que la bêtise, à la différence de l’animalité, repose sur une rationalité et que celle-ci peut être décrispée, à condition de n’être pas humiliée.
Alors que faire ? D’abord ne pas se résigner. Cela veut dire manifester son désaccord — au besoin publiquement et collectivement, voire (dans les cas extrêmes) par le défi de la désobéissance —, mais aussi argumenter. En régime de droit, cela va jusqu’à solliciter, s’il le faut, l’arbitrage de tribunaux. Ceux-ci sont appelés à juger de façon motivée, même si leurs arrêts ne sont pas toujours indiscutables (par exemple, les relaxes dans les procès intentés par des organisations musulmanes au journal ayant publié des caricatures infamantes de Mahomet : elles ont été estimées n’avoir pas visé à offusquer quiconque…).
D’une logique étroite à la charité
Ensuite, il n’y a pas lieu de désespérer, parce que la bêtise, à la différence de l’animalité, repose sur une rationalité et que celle-ci peut être décrispée, à condition de n’être pas humiliée. La suffisance refuse a priori de perdre la face. Mais, contrairement à la méchanceté, elle ne cherche pas spécialement l’épreuve de force, et c’est justement pourquoi on peut essayer de lui montrer où est son intérêt si elle veut continuer d’être respectée. Enfin, il y a trois choses à ne pas oublier. La première est que la séduction des remèdes simples et radicaux à tous les maux durera tant que la raison humaine cherchera à se rassurer à moindres frais en se repliant sur elle-même. La deuxième est que nul ne peut se vanter de ne jamais conclure hâtivement et d’être toujours parfaitement lucide. La troisième est le risque de vexer la bêtise, car alors elle peut, par vengeance, se muer en méchanceté.
À la logique étroite dont l’humanité est prisonnière, le Christ est venu substituer la gratuité féconde de la charité, où l’on donne tout pour recevoir plus
La foi délivre des peurs que suscitent ces trois réalités : à la logique étroite dont l’humanité est prisonnière (c’est l’histoire d’Adam et Ève se précipitant sur la solution évidente suggérée par le serpent pour devenir comme des dieux), le Christ est venu substituer la gratuité féconde de la charité, où l’on donne tout pour recevoir plus (Mc 10, 29-30) ; il permet d’avoir déjà, si l’on est assez humble, part à cette intelligence libre de toute contrainte ; et à son retour promis, l’Ennemi vaincu ne pourra plus se cacher sous la bêtise humaine.
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