Dans la douleur, les sagesses humaines font du bien mais ne répondent pas à l’attente profonde de ceux qui souffrent et qui meurent. La voie chrétienne fait comprendre qu’un monde séparé de Dieu est un monde où s’est invité le scandale du mal, mais que le Christ a vaincu sur la Croix.Il semblerait que ceux qui ont quelque chose à dire sur la souffrance feraient bien de commencer par se taire : qu’en comprennent-ils vraiment ? Et pourtant n’est-ce pas dans nos pires moments que nous avons intensément soif de paroles apaisantes ? de mots qui consolent ? besoin que le geste qui soigne soit accompagné du mot qui fait du bien ? Or ce n’est pas si simple : lorsqu’on a mal au-delà des mots, la logique est la première à donner sa démission. On réclame la présence de ceux mêmes à qui on vient de demander de nous ficher la paix, on voudrait une main dans la nôtre mais que plus personne ne nous touche, on ne supporte plus ceux qui nous consolent, on voudrait qu’ils parlent et se taisent en même temps… on crie vers le ciel en l’accusant d’être vide. Car le mal radical échappe à toute logique.
Lire aussi :
Prière pour demander à Dieu la consolation
Insatisfaisantes consolations
Alors, faut-il donner un sens à ce que vit celui qui se tord de douleur ? C’est pourtant l’ambition des sagesses les plus répandues : elles nous invitent à reconsidérer ce qui nous arrive dans un plan plus large, dans lequel notre malheur s’intègrerait. Mais qui peut s’en satisfaire ? Elles nous invitent à nous faire une raison. « Il est mort, mais vu son grand âge… » « Des enfants, tu en auras d’autres… » Qui peut s’en satisfaire ? Elles nous invitent à positiver, à travailler sur nos émotions : « Demain tu n’y penseras plus », « tu finiras par l’oublier ». Encore une fois, qui peut s’en satisfaire ? Et surtout face à l’angoisse qui nous étreint à l’idée de la mort, elles sont unanimes : consolons-nous, la mort aurait du sens. Notre mort serait comme l’élément sombre, la pièce de puzzle grise qui participerait à un immense tableau. Et ce dernier, vu de très loin, serait tout à fait admirable. Les épidémies et les décès contribuent à la régulation naturelle des espèces, évitent l’explosion démographique, contribuent au renouvellement économique, non ? Bref, de quoi se plaint-on ? Il semblerait qu’on ne fasse pas d’omelette sans casser des œufs ! La pensée rationnalisante, d’Épicure à Leibniz, en passant par Sénèque et Spinoza est certes digne et courageuse mais ultimement accablante : je continue d’avoir mal, il semblerait qu’en plus je n’ai compris rien à rien ?
Comprendre l’événement du péché originel, c’est comprendre qu’un monde séparé de Dieu est un monde où s’est invité le mal
La voie chrétienne : la mort est un scandale
Tout au contraire, la victoire éclatante du christianisme se trouve sur cette croix où expire un mourant, croix à laquelle les chrétiens sont si attachés : pour quelle étrange raison ? Pour une raison majeure. Le christianisme se démarque de toutes les pensées censées nous consoler et nous endormir, en affirmant avec force : le mal n’est jamais, au grand jamais, entré dans le plan de Dieu, et la souffrance est un fléau qui ne s’intègre dans aucun tableau. La mort est un scandale, car nous sommes faits pour la vie éternelle, car notre corps est dès maintenant notre compagnon d’éternité et non une vague enveloppe dont il faudra bien se séparer un jour ou l’autre, à charge pour nous de prendre les choses avec philosophie. Le récit de la Genèse clame ceci comme une évidence : nous sommes voulus pour un monde où ni la souffrance ni même la pénibilité, et ni la mort n’ont droit de cité. Comprendre l’événement du péché originel, c’est comprendre qu’un monde séparé de Dieu est un monde où s’est invité le mal et tout son cortège : les épidémies, les cancers, les fausses-couches, les chagrins d’amour et la liste est sans fin. Et c’est bien pour nous en sauver que le Christ est allé regarder la mort dans les yeux, et que nous arborons fièrement le signe de sa victoire, de sa mort et de sa résurrection.
Avec le Christ, les douleurs de l’enfantement
Cette victoire du Christ sur la mort nous sauve aussi de l’absurdité, comme par rebond : non, nos souffrances ne sont pas absurdes car ce monde tout entier est travaillé par les « douleurs de l’enfantement », ce monde tout entier va vers l’accomplissement de la promesse de Dieu, celle de la vie éternelle. « Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore. Et elle n’est pas seule » (Rm, 8, 18-25). Certes, considérés en eux-mêmes la souffrance et les maux qui nous menacent ne servent à rien, voilà pourquoi le Christ est venu en personne les expulser, les renvoyer aux confins des enfers d’où ils proviennent, les anéantir. Et voilà pourquoi les chrétiens ne cessent de soigner et soulager les malades partout où ils passent. Mais ce même Christ nous apprend aussi que lorsque nous avons mal, nous pouvons faire que ça ne soit pas « pour rien ». Nous pouvons nous glisser dans les plis de son manteau et avec Lui participer au combat à mort qu’il a mené : nous aussi il nous est donné de terrasser le dragon.
Alors, qui peut nous comprendre quand tout va mal ? Pas grand-monde, à part Jésus lui-même. Mais remercions ceux qui en son nom cherchent en tremblant les mots qui consolent. En son nom, tous nous pouvons en dépit de notre maladresse tenter de joindre au geste qui soulage, la parole qui apaise.
Lire aussi :
Anne-Dauphine Julliand : “Pleurer devant les autres, c’est déjà un appel à la consolation”