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Les Gilets jaunes et les impasses de la démocratie directe

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PASCAL GUYOT / AFP

Charles Vaugirard - publié le 14/12/18

Le mouvement des Gilets jaunes milite pour le recours à la démocratie directe, à travers plusieurs formules parfois intéressantes, mais au réalisme souvent discutable. Surtout, il fait l’impasse sur les corps intermédiaires qui structurent naturellement les sociétés libres.

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Quelle est la pensée des Gilets jaunes ? Sont-ils étatistes ? libéraux ? anarchistes ? socialistes ? Il est impossible de les classer dans l’une de ces catégories. Ils n’appartiennent à aucune et à toutes ces familles à la fois. Ce mouvement est un mouvement spontané construit autour d’une première revendication : la suppression de l’augmentation des prix du carburant à la pompe. Depuis la pétition lancée par Priscilla Ludosky le 29 mai 2018 et le lancement le 10 octobre du projet de blocage du 17 novembre par Eric Drouet et Bruno Lefevre, le mouvement a pris une ampleur considérable sans se structurer. Des listes de revendications apparaissent sur les ronds-points occupés. Chaque carrefour à ses doléances, certaines se recoupent comme la hausse du pouvoir d’achat, d’autres se contredisent comme la baisse des taxes et le développement des services publics. La démarche est pragmatique, les demandes sont concrètes. Il est vain de les enfermer dans une idéologie ou une pensée politique. Par bien des égards il y a des accents interventionnistes et sur d’autres points des aspects libéraux voire libertariens. Une étiquette idéologique ne traduirait rien, accentuerait la confusion et ne comprendrait pas les aspirations de ce mouvement.


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Le référendum citoyen

Néanmoins, nous pouvons voir dans les Gilets jaunes un processus, un phénomène politique plus cohérent qu’il n’y paraît. Sans idéologie, il traduit quelque chose qui se passe dans la population et une revendication récurrente exprime ce phénomène : la démocratie directe. Différents documents circulent avec les revendications récurrentes des ronds-points, notamment le site de La France en colère. La démocratie directe est un leitmotiv et elle se traduit par différentes techniques proposées selon les documents.

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© Corinne SIMON/CIRIC

Celle qui revient le plus souvent est le RIC : le référendum d’initiative citoyenne. Le principe est simple : un groupe propose une nouvelle loi, ou souhaite abroger ou modifier une loi, par le biais d’une pétition. Si celle-ci atteint le seuil de 700.000 signatures, soit 1,5% de la population française, le texte est proposé au référendum. Certaines versions donnent un délai pour que le Parlement, l’ayant préparé, la soumette au peuple. À noter que 700.000 est exactement le nombre de signatures obtenues en un temps record par La Manif pour tous pour saisir le CESE… Ce qui laisse à penser qu’un tel référendum serait aisément organisé par des groupes structurés et motivés comme LMPT, les Gilets jaunes, etc. Se sont-ils inspirés de cet exemple pour déterminer ce seuil ? C’est possible. Il existe dans notre Constitution un système de « référendum d’initiative partagée », mais jamais appliqué… et très difficilement applicable car le seuil est de 4,5 millions de signatures et 185 parlementaires.

La promulgation

L’autre technique de démocratie directe, moins souvent évoquée, est celle de la « promulgation par le peuple ». Ce terme peut sembler étrange voire obscur, car la promulgation est le fait du Président de la République qui signe la loi adoptée par le Parlement. Signature qui constate l’existence de cette loi et la rend exécutable. C’est le privilège du pouvoir exécutif. Dans les revendications des Gilets jaunes, le terme « promulgation » est à rapprocher de son sens originel qui était l’équivalent de la « sanction » des lois par le souverain. En effet, à l’origine, le souverain n’était pas obligé de signer la loi, il pouvait aussi refuser ce texte et exercer ainsi un droit de veto : sanctionner la loi. La promulgation par le peuple est en réalité un droit de veto accordé à la nation. Comment ? En appliquant une technique : durant un délai déterminé suivant l’adoption de la loi par les chambres, le texte est proposé au peuple qui peut signer une pétition la refusant. Comme pour le RIC, si la pétition atteint un certain seuil, alors le texte est soumis au référendum afin que le peuple tranche. Cette technique a déjà existé dans notre histoire : la Constitution de 1793, dite « de l’an I », rédigée par la convention montagnarde, sous la tutelle de Robespierre, prévoyait une technique similaire. Mais elle ne fut jamais appliquée en raison de la guerre et parce qu’un an plus tard, les Montagnards furent renversés lors des journées de thermidor.

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Martin Bertrand I Hans Lucas
Mardi 20 novembre, les gilets jaunes, contre la hausse du carburant, bloquent depuis le samedi 17 novembre le rond-point principal de la périphérie de Dinan en Bretagne.

Mandat impératif

Les Gilets jaunes proposent aussi la mise en place d’une assemblée citoyenne composée de représentants tirés au sort et renouvelés très régulièrement… C’est une formule très ancienne pratiquées dans les démocraties de l’Antiquité et qui existe de nos jours en France et dans quelques pays pour désigner les jurés d’une cour d’assises. Est-ce efficace ? Les jurys d’assises fonctionnent très bien, leurs arrêts sont connus pour une certaine pondération (en France, les neuf jurés sont encadrés par trois magistrats professionnels). Cette assemblée citoyenne aurait pour but de proposer des projets de loi référendaire. Nous n’en savons pas plus sur ce projet, notamment sur le type de mandat des représentants tirés au sort. Nous pouvons imaginer qu’elle fonctionne sur le modèle des groupes Facebook des Gilets jaunes. Ici, toutes les décisions sont prises par des votes et certains responsables sont constamment contrôlés par des scrutins en ligne. Il s’agit ici de mandats impératifs, ce qui est un principe concurrent du mandat représentatif, en vigueur sous la Ve République. L’article 27 de la Constitution de 1958 affirme que « tout mandat impératif est nul. Le vote des représentants est personnel ». Une assemblée citoyenne sous mandat impératif impliquerait un contrôle permanent des votes et prises de paroles des députés par leurs administrés. Ce qui rejoint une autre revendication jaune : le contrôle des élus. Le mandat impératif est préconisé par Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social ainsi que par les théoriciens anarchistes.

Un réalisme discutable

Que penser de ces revendications de démocratie directe ? Leur réalisme est discutable même si certaines techniques comme le RIC ou la promulgation par le peuple méritent d’être étudiées. En effet, elles peuvent éviter des contestations sociales paralysant un pays en permettant un débat national et en donnant aux citoyens un levier concret. Tous ceux qui ont manifesté contre un projet de loi auraient aimé un tel système… Même s’il faut être en capacité d’accepter de perdre un référendum qui sacraliserait encore plus le texte redouté.

Mais au-delà de ces questions, ces revendications récurrentes, partagées par un très grand nombre de Gilets jaunes, disent quelque chose de ce mouvement. Vouloir une démocratie directe, c’est exprimer une profonde défiance envers nos représentants, tous partis confondus. C’est parvenir au stade ultime du dégagisme : celui où non seulement on « dégage » les dirigeants, mais aussi où on ne veut plus les remplacer par d’autres dirigeants, mais par le peuple lui-même. Stade ultime du dégagisme et conséquence du dégagisme initié en 2017 par Emmanuel Macron.


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La dernière élection présidentielle a été le théâtre du Grand Dégagement des partis politiques qui se partageaient le pouvoir depuis des décennies. Parti socialiste d’un côté, Les Républicains ex-UMP, ex-RPR, ex-UDF de l’autre. Même le Front national, qui n’a certes jamais gouverné, mais qui joue le rôle de trouble-fête depuis trente-cinq ans est institutionnalisé et donc dégagé. Emmanuel Macron, c’est le Grand Dégagement par le haut : on désigne un leader au charisme exceptionnel, jamais élu, inclassable politiquement, situé au barycentre du monde politique. À lui tout seul, il incarnait le peuple selon une forme de bonapartisme post-moderne. Cette verticalité démocratique était parfaitement représentée par le symbole de la pyramide tronquée sur laquelle il se tenait dans ses meetings. La présidence jupitérienne est une monarchie élective, conforme au gaullisme il est vrai… sauf que c’est plus jacobin : Emmanuel Macron enjambe les corps intermédiaires pour communier directement avec le peuple. Cela a fonctionné pendant un an, mais l’été 2018 avec l’affaire Benalla, quelques petites phrases maladroites et les conflits affichés au sein du gouvernement ont ruiné sa stature… et le lien avec le peuple s’est cassé.

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MARTIN BERTRAND / HANS LUCAS / AFP

Alors, conscient que le Grand Dégagement a fonctionné en 2017, les Gilets jaunes le poursuivent en 2018 mais de manière montagnarde et non plus bonapartiste. Le mouvement jaune veut que le peuple se gouverne lui-même sans Jupiter… et toujours sans corps intermédiaires. Le lien entre tous est désormais Facebook. Les réseaux sociaux remplacent les corps intermédiaires et rendent techniquement possible une démocratie directe à l’échelle d’un État comme la France. Rousseau aurait adoré, Robespierre en a rêvé.

L’impasse sur les corps intermédiaires

Mais ce rêve n’est-il pas un cauchemar ? Les révolutionnaires de 1793, opposés aux corps intermédiaires, avaient voté la loi le Chapelier qui abolissait les corporations et interdisait les associations professionnelles. Une démocratie fondée ainsi sur l’absence de groupes, avec des décisions prises par des individus livrés à eux-mêmes, est-elle souhaitable ? La démocratie-chrétienne, tout comme la doctrine sociale de l’Église, a une conception de la démocratie tout autre. Elle s’appuie justement sur les corps intermédiaires fonctionnant sur les principes de subsidiarité et de solidarité. Dans ces corps, les personnes se soutiennent, travaillent, vivent. C’est la commune où les citoyens peuvent participer à la vie locale grâce à la proximité géographique. C’est la famille, cellule de base de la société, fondée sur l’amour des parents où les enfants sont éduqués et se construisent. Ce sont aussi les associations professionnelles pour reprendre le terme qu’utilisait le bienheureux Frédéric Ozanam en 1848. Associations des travailleurs entre eux sous forme de coopérative, d’ordres professionnels, d’organisations patronales ou de syndicats pour assurer une solidarité entre eux. Association des travailleurs et des patrons comme l’étaient les corporations. C’est aussi la paroisse, ce lieu où se retrouvent les gens sans distinctions de classe sociale, d’âge, de métier ou de sensibilité politique. Et nous pouvons citer aussi tout le secteur associatif incluant les associations de solidarité, de culture, de sport qui jouent un rôle essentiel dans la société.


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Tous ces corps constituent la société civile, ils sont des lieux où les personnes se rencontrent, se construisent, vivent ! Ils ont un rôle irremplaçable dans une démocratie, ils connaissent les réalités du pays et ils doivent être associés aux décisions politiques. Les « dégager » est une très mauvaise idée, même si c’est pour réaliser l’utopie de la démocratie directe. C’est ce que le Président de la République semble avoir compris dans son allocution télévisée du 10 décembre en annonçant une grande consultation nationale s’appuyant sur les maires et les autres corps intermédiaires. Nous verrons ce qu’il en fera… Et surtout, c’est l’intuition de la Conférence des évêques de France dans sa proposition de réflexion sur la crise par le biais d’un travail effectué par les paroisses.

La démocratie directe n’est pas mauvaise en elle-même et certaines techniques peuvent être appliquées. Mais elle ne doit pas court-circuiter des corps intermédiaires irremplaçables.

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